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Les enfants du paradis

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Reportage sur une ville de province russe
20-05-2008
Le Courrier de Russie | < Edition 120| District de la Volga | Benjamin Quénelle |
 
Il n'est pas nécessaire de s'aventurer jusque dans les steppes sibériennes pour découvrir la Russie « profonde ». Une vie sans restaurants, boîtes branchées et hypermarchés commence tout juste après le périph', dans des petites villes et villages, jadis fiers de leurs usines puissantes et kolkhozes performants ; aujourd’hui plongés dans la misère. Le correspondant du Courrier de Russie s’est rendu dans une de ces anciennes cités industrielles, à l’époque de la stabilisation poutinienne et de la démocratie « souveraine ».

La cuisine, au temps de l'URSS, représentait l'un des rares espaces de li-berté. Aujourd’hui, entre un antique réfrigérateur soviétique et une nouvelle gazinière d'importation, la famille Vidulov se laisse encore aller au franc-parler. Dans ce foyer anonyme d’Atkarsk, petite ville de 30 000 habitants à 700 km au sud de Moscou, le pain est l’aliment de base, la viande un luxe. Mais, gardés en conserves dans la cave tout l’hiver, les abondants légumes du potager et baies sauvages égayent la table. Accompagnée de vodka, la discussion ne manque pas non plus de couleurs. La frustration tourne rapidement à la colère.

« On est pauvre et on le restera. Pour Moscou, nous ne comptons pas », s’emporte Katia, 37 ans, employée des Chemins de fer. Elle accueille les passagers dans les trains et, responsable de wagon, s’occupe des draps, du thé, du chauffage... « Les lignes sur lesquelles je travaille, ce n’est pas le Moscou-Saint-Pétersbourg : les poêles fonctionnent encore au charbon. Regardez mes doigts ! Ce ne sont plus ceux d’une jeune femme. Et tout ça pour un salaire de misère... » Avec 5700 roubles (160 euros) par mois, cette jeune mère, veuve d’un soldat mort en Tchétchénie, donne la moitié de ses revenus à sa fille étudiante. Katia, elle, vit chez ses parents qui touchent 7000 roubles de retraite (195 euros). « Nous sommes plus pauvres qu’il y a huit ans. Parce qu’il faut désormais payer pour les services de base, en particulier pour la santé », râle le père, Sergeï, ancien cheminot de 61 ans.

Depuis longtemps, les usines bâties par l’URSS n'embauchent plus. Atkarsk, souvent nostalgique de la période soviétique, survit grâce à la débrouillardise. La ville a pourtant pro-fité de la stabilité politique et du développement économique. Face à la statue d’un Lénine plus enthousiaste que jamais, la gare a été refaite à neuf. De vieux magasins ont été retapés et leurs étals disposent des produits de base, souvent occidentaux. L’un d’entre eux propose même ordinateurs, imprimantes et modems. Se sont multipliées les boutiques de téléphones portables. Le « parc musée » offre d’ailleurs un curieux spectacle où les jeunes, mobile en main, se promènent près de la statue de Staline - « héros d’une partie de notre histoire ».

Atkarsk possède aussi son oligarque. Homme d’affaires caché derrière le "boom" tout relatif de la consommation locale, il s’est construit une résidence aux allures de château. Mais les immeubles en briques ou maisons en bois du reste de la population, eux, ne se sont guère modernisés. Beaucoup n’ont pas l’eau courante et les coupures d’électricité restent fréquentes. Cela n’empêche pas Le poisson doré, nouveau restaurant et rare attraction nocturne, de briller avec néons, écran géant et karaoke. « Vendredi et samedi soir, c’est plein ! La ville se meurt mais tout le monde n’est pas à plaindre », glisse Alexandre, le gardien à l’entrée, avec un sourire fataliste.

Dans une ville où le salaire moyen est de 7000 roubles (195 euros, contre 530 euros au niveau national), « ce restaurant est pour les propriétaires privés ou les fonctionnaires locaux qui, ensemble, s’en mettent plein les poches...», ironise Olga, la cinquantaine, elle aussi employée des Chemins de fer et remontée, comme de nombreux Russes, contre la corruption. Et contre « l’inflation qu’on voit augmenter devant nos yeus ! » Lioudmila, jeune vendeuse dans un magasin alimentaire, raconte qu’en deux mois, les prix ont augmenté, 14 % pour le thé, 50% pour le beurre, 25% pour le lait, 40% pour le pain... « Les gens achètent moins ou choisissent le produit le moins cher », confie-t-elle. Employée à mi-temps, Lioudmila survit avec 3000 roubles (85 euros) par mois.

« Qui parle de notre vie ? », lance Katia, dans sa cuisine. « Si l'on s'était parlé dans la rue, je vous aurais sans doute dit, comme beaucoup de gens, que tout allait bien. Les mentalités changent lentement, on a peur de parler ouvertement. » Katia est d’autant plus amère qu’elle a le sentiment d’être exclue. De l’économie, de la politique ou de la télévision. « Seule Ren TV (une des rares chaînes au ton critique, ndlr) diffuse des sujets sur la vraie société. Les autres se contentent de mettre en scène le théatre du Kremlin. Nous ne sommes pas dupes ! » Voix railleuse dont les élections ne se font pas écho.
 
http://www.lecourrierderussie.ru/fr/magazine/?artId=3113
 
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