« On a parfois l’impression que les Russes sont attachés à leurs difficultés » |
15-03-2012 | |
17/02/2012
Carole Pompon est arrivée en Russie en 2003, à 22 ans. Après quelques années à Moscou, elle a choisi de vivre dans la campagne russe, dans un hameau de quatre habitants au sud de Kalouga. Elle y possède deux gîtes ruraux qu’elle a construits avec son compagnon, Valeriï, un fermier originaire de Novossibirsk. Rencontre dans son isba autour d’un feu de cheminée, en plein hiver.
Le Courrier de Russie : Et si on commençait par une anecdote de campagne ? Carole Pompon : Avec plaisir ! La dernière en date, et de loin la plus marquante, c’était lors des élections législatives, qui se déroulaient au conseil rural du village d’à côté. Lorsque nous sommes arrivés au bureau de vote, un policier a accueilli mon compagnon en disant : « Vous venez voter ? C’est bien, bravo ! », avec une tape dans le dos. Il y avait de la musique techno : le deuxième flic faisait le DJ. Ensuite, on nous a offert sept heures de gymnastique dans le nouveau centre sportif construit dans le village par Russie Unie. Ils en ont créé dans toutes les campagnes pour atteindre les objectifs chiffrés des JO de Sotchi… un vrai plan quinquennal ! LCDR : Comment avez-vous atterri en Russie ? C.P. : Je me suis mise au russe parce que je voulais être astronaute ! J’ai suivi un cursus de Langues étrangères appliquées Anglais/Russe à Poitiers, puis j’ai fait l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris. Lors d’un stage à Moscou avec l’ONU en 2003, je suis tombée amoureuse du pays… et j’ai été embauchée pour un an sur un projet de développement des coopératives agricoles. L’idée, c’était de parvenir à mettre en place un réseau de fermes privées et de les aider à développer leur propre réseau de distribution afin qu’elles puissent accéder à des crédits bancaires. LCDR : Comment ce projet a-t-il pris forme concrètement ? C.P. : L’UE a financé le projet pendant deux ans. On s’est inspiré de la pratique des agriculteurs bourguignons, du fait de certaines similitudes géographiques, pour la transposer dans l’oblast de Kalouga : il a fallu trouver des fermiers français prêts à venir ici et vice-versa, pour un échange d’expériences. LCDR : Comment l’échange s’est-il passé ? C.P : Je me souviens notamment d’un fermier bourguignon qui n’avait jamais pris l’avion et qui s’est retrouvé parachuté ici, chez Valeriï. Il a fallu le briefer sur l’histoire des kolkhozes, sur ce qu’était une ferme collective… En voyant les anciens kolkhozes désaffectés, il avait vraiment l’impression que la peste était passée par là, que les gens avaient fui du jour au lendemain. Pourtant, il a tout de suite remarqué qu’il s’agissait d’une terre de qualité et s’étonnait de voir autant de friches. Ce potentiel inexploité, ça le rendait malade ! Il disait à Valeriï : « Faut bosser là, faut s’y mettre ! ». L’échange dans le sens inverse a été un choc pour Valeriï, lorsqu’il s’est rendu en France. LCDR : Pourquoi ? C.P. : Parce qu’il a constaté qu’en France, tout nous était donné : un fermier élève ses vaches, les vend à la coopérative sans trop se poser de questions car les prix sont garantis et qu’il existe des assurances en cas de perte. Il avait vraiment l’impression qu’on avait pris les Russes pour des cons pendant soixante-dix ans ! Ses grands-parents, originaires de Kalouga, étaient partis en Sibérie cultiver les terres vierges : la propagande soviétique d’alors faisait croire aux Russes que l’agriculture soviétique était avant-gardiste… Quand il a vu comment les choses se passaient en France, il y a eu une cassure. LCDR : Comment vous êtes-vous rencontrés ? C.P. : J’ai rencontré Valeriï en 2005, lorsque je faisais le tour des fermes de la région – il était responsable d’élevage… La première fois que je l’ai vu, il était pieds nus et portait une chemise de femme, blanche. Il ne savait même pas que c’était une chemise de femme, il s’en foutait. LCDR : Qu’a donné le projet de coopérative ? C.P. : La coopérative a été créée mais l’administration nous a un peu lâchés par la suite… On était à une période charnière – l’administration de Kalouga cherchait à attirer de gros investisseurs privés pour racheter les kolkhozes et se détournait des petites exploitations. Je voulais notamment importer des semences de taureaux français et une fonctionnaire m’a accusée de vouloir empoisonner les vaches russes – en fait, elle touchait des pots de vin pour favoriser l’import de vaches allemandes… on en est resté là. LCDR : Vous êtes quand même venue vous installer dans la région… C.P. : À l’époque, en 2007, je travaillais à Moscou et j’en avais un peu marre. J’étais consultante sur un projet de création d’élevage laitier dans la région de Tver. C’était assez mafieux… l’un des associés portait trois montres à 3 000 dollars pièce. Ils me payaient grassement mais il fallait leur arracher le salaire des mains… C’était du genre à vous filer une enveloppe dans une Mercedes au bord de l’autoroute ! Et puis, il y a eu un projet français d’amidonnerie dans la région de Kalouga, j’ai été recrutée comme consultante par le conseiller agricole de la mission économique et j’ai débarqué ici. LCDR : Et vous avez pensé à l’activité touristique en milieu rural ? C.P. : Oui. Le projet de l’Union Européenne sur les coopératives comprenait un volet sur le tourisme rural. On a donc formé des fermiers volontaires à l’accueil en milieu rural avec l’association des Gîtes de France. Ça a bien marché et on s’est laissé tenter nous aussi : on a construit d’abord un banya, puis le premier gîte en 2009. Un mois avant son lancement, le projet d’amidonnerie était abandonné, à cause de la crise. Je me retrouvais libre – et c’était le bon moment… Maintenant ça marche très bien, été comme hiver : Valeriï s’occupe des gîtes la semaine et je fournis le repas à nos hôtes le week-end, nous offrons des produits de la ferme. LCDR : Pourquoi seulement le week-end ? C.P. : Il y a un an, j’ai été démarchée par Peugeot-Citroën à Kalouga pour travailler sur leurs questions environnementales. Je m’occupe du respect des normes : il y en a énormément ! Au niveau juridique, les Russes sont calés, surtout dans ce domaine. Prenez le cas des eaux usées : ils exigent que nous les nettoyions nous-mêmes, parce que la station d’épuration date des années 1960 et ne peut assumer les rejets industriels. Les normes sont donc appliquées aux entreprises pour pallier les insuffisances des infrastructures… LCDR : Vous ne vous ennuyez pas, ici, perdue au milieu de nulle part ? C.P. : Non ! On est très occupé, en fait. Je vais parfois à Moscou, voir des amis. Qu’est-ce qui pourrait me manquer ? Aller au cinéma, au théâtre ? Non, sans plus… Je préfère mon potager. LCDR : Vous n’êtes jamais découragée ? C.P. : J’adore la Russie, mais c’est vrai que c’est difficile. On n’a pas de route, pas de médecin, un puits pour quatre habitants… et puis, il y a des côtés qui me tuent, chez les Russes. Ils sont si fatalistes… Valeriï a pratiquement touché le fond à un moment donné – et quand ça leur arrive, les Russes ont tendance à se laisser un peu vivre. Alors que moi je suis toujours en train de faire mille projets… En même temps, ça me calme : c’est vrai, pourquoi toujours s’acharner ? LCDR : Qu’est ce qui vous a séduite chez les Russes ? C.P. : Ils sont calmes, généreux, simples. LCDR : Qu’est-ce qu’ils vous ont transmis ? C.P. : Peut-être une vision de la vie moins « gâtée », surtout ici, dans les campagnes… Dans la vie de tous les jours, l’histoire de la Russie se fait durement ressentir. Ne serait-ce que dans l’attitude des commerçants : on leur reproche de faire la gueule – mais à l’époque soviétique, vous risquiez l’arrestation si vous souriiez trop ! Car cela voulait dire que vous viviez bien, vous deveniez suspect : peut-être faisiez-vous passer des marchandises sous le comptoir… LCDR : Qu’est-ce qui vous déplaît ? C.P. : Dans le village d’à côté, plus de la moitié des hommes sont alcooliques. C’est glauque. Ce n’est même pas de la pauvreté, les gens ont un toit sur la tête – mais les hommes sont transformés par l’alcool, la violence : on ne peut pas tomber plus bas, ils vont jusqu’au bout de la destruction. Autre chose : il y a un côté très superficiel chez mes collègues. Elles comparent leurs sacs à main à longueur de journée, impossible de parler politique. Mais peut-être que la Russie a besoin de ça pour s’en sortir… LCDR : D’insouciance ? C.P. : Oui, mais pas seulement. Il y a une grande part de naïveté chez les Russes. Ils ont l’impression de découvrir le fil à couper le beurre quand il existe depuis longtemps chez nous. Mais non, ils persistent : celui qu’ils ont inventé n’est pas le même. Parce que c’est ce qu’on leur a répété sous l’URSS. Quand Valeriï est à l’étranger, il a le mal du pays – c’est viscéral, physique. Un vrai sentiment de manque. On a même l’impression, parfois, que les Russes sont attachés à leurs difficultés. LCDR : Que lui souhaitez-vous, à la Russie ? C.P. : Une agriculture forte : en Russie, 3 000 villages disparaissent chaque année. À mon avis, le fait de ne pas maîtriser son territoire est un frein à tout développement. Il faut aussi résoudre les problèmes démographiques… un pays où il n’y a personne ne peut pas s’en sortir, la campagne a besoin de main d’œuvre. La Russie est un pays industrialisé, et pourtant, un des plus malades du monde, où il faut avant tout s’occuper des gens : les Russes sont dans un sale état. Propos recueillis par : Nina FASCIAUX
http://www.lecourrierderussie.com/2012/02/15/carole-pompon-parfois-impression/
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