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Les enfants du paradis

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Du SDF au député, une Russie sans père ni mère
08-12-2011

Les classes supérieures et le bas peuple aiment à parler de la Russie avec des intonations épiques. Des politologues de la Haute École d’économie ont cherché à savoir comment les représentants des différents groupes sociaux voyaient la Russie : SDF, députés à la Douma, enfants des rues, étudiants de grandes écoles etc. Il s’avère que l’élite et les marginaux ont des points de vue très semblables.

Lisez ces quatre opinions : deux d’entre elles ont été énoncées par des députés de la Douma d’État de la Fédération. Essayez de déterminer quelle phrase a été prononcée par qui. Les auteurs des recherches eux-mêmes, qui ont interrogé les SDF et les députés, s’y perdent.

« Le Russe est un génie né. Si on lui fournit les conditions nécessaires, il fera immanquablement preuve de ses géniales capacités… »

« S’il y a au monde un pays à envier, c’est la Russie. La Russie possède la conscience, la communication, et le christianisme… »

« Nous sommes grands parce que nous avons de l’argent, parce qu’il y a du pétrole, qu’il y a du gaz… »

« Sans notre aide, les Européens ne peuvent tout simplement pas vivre… »

Des sans-domiciles un peu plus charitables

L’étude a commencé sur des enfants. Il y a trois ans, les chercheurs ont décidé d’interroger des étudiants moscovites ordinaires des classes supérieures et des enfants-vagabonds…

Les écoliers, pour le sondage, ont été sélectionnés seulement dans les lycées et gymnases, soit en majorité des enfants issus de familles favorisées sur le plan économique autant que culturel.

Le deuxième groupe était à l’extrême opposé. « Les enfants des rues ne sont pas seulement des vagabonds sans logis, privés de parents et de foyer, mais aussi des gamins venant de familles défavorisées, où le père et la mère, en règle générale, sont alcooliques ou en prison. Ces enfants ne vont pas à l’école, gagnent leur vie par la mendicité ou des travaux non qualifiés, commettent diverses infractions administratives et pénales, sont impliqués dans la prostitution, fument, consomment de l’alcool et/ou des drogues », expliquent les auteurs de l’étude.

Au cours de l’enquête, on a posé à tous un seul et même éventail de questions : « Comment décrirais-tu notre pays ? », « Comment le pays sera dans dix-douze ans ? », « La Russie a-t-elle des ennemis ? », « Comment doit être le président ? », etc.

Beaucoup de réponses se sont révélées étonnamment proches. Les opinions des adolescents des deux groupes abondent en clichés. On y retrouve en permanence les images patriarcales de « président-petit père » et « Russie-petite mère ». Une différence : les enfants des rues ne considèrent pas la Russie comme un pays riche, à l’inverse des écoliers ordinaires.

Mais la recherche ne s’est pas arrêtée aux lycéens et aux enfants-vagabonds. Les politologues ont de nouveau choisi deux variantes extrêmes : SDF et député de la Douma d’État.

Conversations sur un parvis

Bien sûr, les clochards dissertent avec un grand empressement sur le thème de leur difficile existence. Mais ils parlent aussi volontiers politique. Les gens d’âge moyen ont pu recevoir une éducation supérieure sous l’URSS, les jeunes : déjà plus. Mais nos sans-abris sont probablement les plus instruits du monde. On est finalement parvenu à s’entretenir avec une centaine de sans-logis. Les politologues confient qu’il s’est avéré plus complexe de communiquer avec les députés qu’avec les SDF. Les auteurs de l’étude ont pu interroger 31 députés.

La situation sociale d’une personne doit certainement influer sur ses opinions : et la situation d’un député diffère clairement de celle d’un SDF.

Pourtant, voici le résultat : « Notre position de départ sur le fait que les points de vue de l’élite politique et ceux des sans-abris devaient radicalement différer les uns des autres n’a pas reçu confirmation. Les points de concordance nous amènent à constater la présence de sérieuses difficultés sur la voie de la modernisation future du pays, liées en premier lieu à l’absence de jugement adéquat sur les processus actuels par les représentants de l’élite politique », confient tristement les auteurs de l’étude.

« Orphelin misérable sans père ni mère…»

Il y a même plus en commun entre les opinions des députés et des SDF qu’entre celles des adolescents des lycées et des rues, du point de vue du contenu autant que de la forme. Presque partout résonne le pathos de l’exception nationale : «Nous somme spéciaux…», « Nous avons notre voie propre… », « Le monde entier nous envie ».

On a parfois l’impression que la Russie, pour les SDF et pour les députés, est une sorte d’île, arrachée du reste du monde. Le bilan des politologues sonne presque comme un diagnostic : « « Russocentrisme », absence pratique de réflexion globale. En discourant sur les dangers du monde contemporain, aucun des participants de l’étude n’a mentionné les menaces de caractère global (terrorisme international, diffusion de l’arme nucléaire, menaces de catastrophe écologique etc.). Les rapports avec les autres pays ne sont envisagés que sous l’angle de vue du maintien de la Russie en qualité de grande puissance. »

La différence entre les partisans au pouvoir en place et les opposants réside uniquement dans le fait que les premiers considèrent la Russie comme déjà grande, puissante et « crainte de tous », alors que les autres se désolent de ce que l’époque de la grandeur et de la puissance s’est achevée avec la chute de l’Union soviétique.

À côté de l’image de « petite mère Russie », on voit apparaître dans de nombreuses opinions le « petit père tsar » sous la figure d’un premier ministre, d’un président ou d’un secrétaire général. « Nous sommes face à une demande paternaliste à l’égard du pouvoir, à un rêve de « père du peuple », c’est-à-dire d’un leader impitoyable concentrant tout le pouvoir dans ses mains », écrivent les chercheurs.

Patriotisme errant

Il n’y a pas moins de jugements positifs sur le pays chez les SDF que chez les députés chéris du pouvoir et vivant dans l’opulence. Leur déclaration d’amour au pays est une gamme de sentiments allant du brutal « La Russie contemporaine est la plus forte des puissances, invaincue jusqu’ici et pour toujours » à l’intime « La Russie est la petite mère aimée. On ferme les yeux sur tous les problèmes : simplement être, au moins, dans son pays natal. »

« Chez les sans-abri le patriotisme remplit, selon toute vraisemblance, un rôle compensateur : une certaine perception idéale du pays compense leur situation actuelle peu enviable, commente le célèbre psychothérapeute et chargé de cours à la MGPPU Aleksandr Sosland. Pour un politicien, la défense de l’identité nationale fait partie intégrante du métier ; de là le « russocentrisme », la rhétorique de grande puissance et tout le reste. La situation dans laquelle s’est retrouvée la Russie ces derniers temps -défaite dans la guerre froide, effondrement de l’URSS, perte partielle du statut de superpuissance- ne fait qu’accentuer l’« identitarité », oblige les députés à rivaliser de patriotisme. Ainsi, la mythologie super-patriotique compense l’humiliation commune de tout un peuple. »

Les députés s’expriment dans un style épico-féérique, ce qui les rapproche des SDF. « La Russie d’aujourd’hui est un orphelin sans père et mère. Vaste, mais pas grande. Riche, mais misérable. Pays en colère, debout au bord du précipice », déclare un député. « L’image n’est pas reluisante : pays misérable, va-nu-pieds, dévasté, dont personne au monde n’a besoin », lui fait écho un sans-domicile.

Traduit par : Julia BREEN

Source : Russkiï reporter

  http://www.lecourrierderussie.com/2011/11/10/depute-russie-sans-pere-mere/

 
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