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Les enfants du paradis

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Pas tous cruels et corrompus face à la misère
02-11-2011

L’image des policiers en Russie, anciennement Militsia, est assez sommaire : fonctionnaires corrompus, cruels et incompétents ou, au mieux, bons à rien. Quelle ne fût donc pas ma surprise d’être reçue au commissariat de quartier Maryino, au sud de Moscou, comme si j’étais en visite dans un foyer communal : on discute en sirotant du thé et on évoque à cœur ouvert la tâche qui a été confiée à quatre personnes de la police, à savoir accompagner les familles en difficulté : un problème qui concerne 676 000 enfants en Russie. Reportage.

« Faites comme chez vous »

Lorsque nous arrivons au commissariat, une grosse dame à l’entrée porte une arme en bandoulière qu’elle enserre de ses doigts gelés, avec des ongles peints en rose. Je demande : « C’est quoi, comme arme ? », soupçonnant déjà la réponse. Elle sourit et répond fièrement qu’il s’agit d’une kalachnikov. Pour garder l’entrée d’un commissariat de quartier, vraiment ?

« Avant, on n’avait pas le droit de porter une arme comme ça, maintenant j’en ai deux ! » renchérit-elle.

On attend sous la pluie que l’inspecteur Stanislav Lochakov vienne nous chercher : il arrive, avec sa casquette de policier trop grande pour lui et son sourire timide. Il nous fait asseoir dans le bureau de sa chef après avoir passé plusieurs grilles épaisses : « Surtout, faites comme chez vous ».

La chef du département qui s’occupe des mineurs et des familles en difficulté, le commandant Galina Zemlyankina, nous rejoint, ravie : elle nous présente son équipe constituée de Stanislav, Elena, et Toural, trois inspecteurs en charge de l’accompagnement de jeunes délinquants ou d’enfants dits « à problèmes ».

En coopération permanente avec 33 établissements scolaires et 2 cliniques, les policiers sillonnent les écoles et les maisons pour faire le travail d’un assistant social : « Tous les ans à la rentrée on envoie des lettres aux écoles pour savoir si certains enfants présentent des signes alarmants : s’ils sont sales, souvent absents, sous-alimentés, etc. Puis, toutes les semaines, nous organisons des cours de prévention à l’alcoolisme et à la toxicomanie dans les écoles » raconte Elena, inspectrice.

« Notre département existe depuis 1935, il a été mis en place sous Staline. Notre fête est le 31 mai : nous allons fêter nos 67 ans ! » confie avec orgueil Galina en nous servant du thé et des Choco Pies. Puis elle baisse la voix et glisse, dans un clin d’œil : « Si la loi n’avait pas été aussi dure avec nous, les policiers, je vous aurais accueillie avec du champagne ou du cognac ! ».

Garde-fous

« Si un établissement scolaire, des voisins ou même des proches nous signalent un mauvais traitement, nous enclenchons une procédure de suivi : tous les mois pendant un semestre nous nous rendons dans les familles concernées pour constater leurs conditions de vie. Si tout va bien, nous laissons tomber. Si les parents s’avèrent alcooliques, incapables, ou même violents, nous nous adressons aux organes sociaux : cela peut, à terme, aller jusqu’à la privation du droit parental et les enfants vont dans des foyers, des orphelinats », explique Galina.

Avec 11 800 mineurs dans le quartier, les policiers partagent leur temps entre la prévention et la surveillance : « 50% de notre temps se passe dans les écoles : nous avons suivi des formations en psychologie, pédagogie… Il nous arrive aussi de demander l’accord d’un enfant pour qu’il nous conduise aux vendeurs de drogue, de cigarettes, et d’alcool », dit Stanislav.

Elena se présente à son tour : « Moi je suis juriste, et j’ai une formation de pédagogue. Nous travaillons tous les jours de 8h30 à 20h et je gagne 23 000 roubles par mois [environ 530 euros, ndlr]. Je ne vois même pas ma fille grandir…mais j’aime mon travail. C’est bon de se sentir utile ».

Rien que sur les 9 derniers mois, 192 enfants ont été retrouvés, livrés à eux-mêmes.

« Hier, on nous a amené une petite fille qui errait sans chaussures dans le quartier, avec juste une veste sur les épaules. Nous avons alors un délai de 3h pour trouver les parents, les faire venir et décider ou non  d’un suivi. Faute de quoi, les enfants partent à l’hôpital pour passer une série d’examens », raconte Galina, qui poursuit : « Nous avons trouvé la mère de la gamine, elle était déjà dans nos fichiers : elle a 26 ans, quatre enfants de quatre hommes différents et nous pensons qu’elle est alcoolique. La petite fille nous a dit qu’elle n’avait pas de chaussures car sa mère, ivre, les avait toutes jetées. La femme, en revanche, nous a assuré qu’elle était en train de donner le bain au plus jeune lorsque son aînée a pris la fuite : comme elle ne présentait aucun état d’ivresse et qu’elle avait amené des vêtements chauds pour sa fille lorsqu’elle est venue la chercher, nous avons dû les laisser repartir ».

« Aujourd’hui, nous allons leur faire une petite visite surprise pour voir si tout va bien. On vous emmène ? » propose alors Stanislav.

Les visites

Une vieille Lada nous attend dehors avec au volant un patrouilleur : il nous accueille en souriant : « Bienvenue dans ma voiture presque neuve ! Vous avez vu ? Sur mon capot,  il y a écrit Politsia, et plus Militsia ! Je suis d’avant-garde ! ».

Avant de nous rendre dans cette famille, nous allons voir une femme à qui on a enlevé ses enfants par deux fois : « Elle buvait, et elle a été privée de son droit parental. Elle a alors fait une cure de désintoxication, et a trouvé du travail. Mais ensuite, ses enfants ont été repris une deuxième fois. Ils étaient sales et affamés, elle ramenait des hommes le soir et était ivre à longueur de journée. Depuis, elle ne cherche plus vraiment à revoir ses enfants ».

On sonne vainement à la porte, mais personne n’ouvre : « Ils ne sont malheureusement pas obligés de nous laisser entrer. Mais bouchez-vous le nez, c’est une infection à l’intérieur ! », me conseille Galina.

Stanislav s’enquiert alors auprès des voisins. La réaction est intempestive : « Mais que voulez-vous ? Je n’ai rien fait ! Allez-vous-en, fichez-nous la paix ! », s’exclame une vieille dame dans l’embrasure de sa porte. Stanislav s’empresse de la rassurer et demande s’il a récemment aperçu sa voisine de palier : la réponse, grommelée, est négative, il nous faut partir.

La deuxième visite est toute aussi mal accueillie par le compagnon de la femme qui s’était rendue la veille au commissariat afin d’y récupérer sa petite fille : il titube, allume une cigarette, et se met à crier : « Qu’est-ce que vous foutez là, et pourquoi vous êtes si nombreux ? Que voulez-vous encore ? Je ne tolérerai pas d’être dérangé ainsi chez moi ! ». Renseignement pris, il claque la porte et part chercher sa compagne, puis revient : « Je ne laisserai entrer qu’une seule personne ». Stanislav fait donc un petit tour d’inspection dans l’appartement pendant que nous patientons sur le palier : il s’agit de voir si les conditions de vie sont décentes, s’il y a des habits et de la nourriture pour les enfants, un nombre suffisant de lits, etc. Puisque tout semble normal, on rassure la mère en lui rappelant pourtant qu’elle est obligée d’accepter ces visites intempestives si elle veut garder son droit parental. Galina,  très douce et très patiente, se tourne vers son ami et s’excuse pour la gêne occasionnée : il s’agissait d’une simple formalité.

Lors de la troisième visite, une femme tenant à bout de bras un bébé de 9 mois nous laisse entrer après s’être précipitée pour fermer la chambre de ses enfants. Dénoncée par sa propre mère pour maltraitance due à l’alcoolisme, elle vit avec ses trois enfants et un homme : « Il est débile ! Il gagne 25 000 roubles par mois [environ 580 euros, ndlr] et ne nous donne pas un sou pour vivre. Je suis obligée de me débrouiller autrement », explique-t-elle pour justifier son frigo vide.

Se débrouiller autrement, cela veut dire présenter un dossier plein de bonnes résolutions, en échange de quoi l’Etat fournit habits et nourriture gratuitement.

L’appartement est sale, minuscule, et sens dessus-dessous. Une seule chose détonne : les deux écrans plats flambant neufs dans chacune des chambres. Celle des enfants est un capharnaüm et Galina suggère aussitôt : « Si vous ne travaillez pas, pourquoi ne pas ranger un peu pour que vos enfants aient un environnement agréable ? ». Elle s’adresse à elle comme à une enfant, et cette dernière, très nerveuse, s’excuse : « Je me suis un peu laissée aller aujourd’hui…».

« Très bien, nous reviendrons vérifier ça », déclare Ellena, plus sévère que sa collègue.

Lorsque les voisins nous voient débarquer sur le palier du quatrième appartement auquel nous nous rendons, ils laissent entendre des soupirs entrecoupés de plaintes, puis s’enferment à double tour : « C’est toujours comme ça, soupire Elena. Les gens ne nous aiment pas : pourtant nous n’avons pas d’armes, nous n’arrêtons personne, nous ne faisons que notre devoir d’accompagnement social ».

Cette dernière visite sera elle aussi un échec, puisqu’on nous laisse encore une fois sur le palier : « C’était une famille tout ce qu’il y a de plus normale. Mais on ne sait pas pourquoi, depuis quelques années, les grands-parents et les parents, qui partagent le même appartement, se sont mis à boire. Ils ne sortent de chez eux que pour faire le stock de vodka. Ils sont tellement saouls qu’ils n’ont pas la force d’aller jusqu’à la porte pour nous ouvrir : nous n’avons pu entrer qu’une seule fois. Les enfants ne vont plus à l’école et sont livrés à eux-mêmes » raconte tristement Ellena.

Là aussi, c’est un proche de la famille qui les a dénoncés.

Des vies de misère plongées dans l’alcoolisme contre une équipe de choc pour redorer le blason des autorités russes : il semblerait que le ministère de l’intérieur, accédant à notre requête de passer une journée dans un commissariat de quartier, a décidé de sacrifier un cliché de plus sur l’alcoolisme en Russie tout en montrant que l’Etat n’y est pas insensible et souhaite y remédier. Et ce depuis 1935…

http://www.lecourrierderussie.com/2011/10/20/tous-cruels-corrompus-face-la/
 
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