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Les enfants du paradis

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Ekaterinbourg mène la danse
29-07-2011
Publié le 28 juillet 2011

La langue politique russe a vu apparaître un nouveau mot, qui se déplace avec la carte géographique du pays. Désormais, « Sagra » ne signifie pas un village de 113 habitants situé à 40 kilomètres de Ekaterinbourg, dont les habitants ont repoussé de façon autonome un raid de banditisme. Sagra, c’est le lieu et la date de naissance du citoyen russe nouveau type : l’individu armé. Cet individu n’est pas opposé à l’État. Il considère simplement que l’État, ce ne sont pas seulement l’administration, le commissariat de quartier et la prison mais également lui, le citoyen, capable de se défendre même sans le secours des forces de police. Et le fait que cela a eu lieu précisément dans la région de Ekaterinbourg n’est probablement pas un hasard. Rouskiï Reporter est depuis longtemps attentif au phénomène de cette ville, et avance l’hypothèse selon laquelle c’est précisément là que se nouent les nouvelles interactions humaines, sociales et de pouvoir. Après Sagra, nous avons décidé qu’il était justement temps de vérifier cette hypothèse.

Dmitriï Sokolov-Mitritch

- À cause de quoi est-ce arrivé ?

- Bof, c’est parti d’une connerie. C’est même drôle quand on y pense, confie au correspondant de RR Sergueï Zoubarev, un des protagonistes de l’opération de défense. En gros, j’arrive le 29 juin à la datcha et je vois qu’on m’a cambriolé. Ils ont cassé la fenêtre, emporté tout les équipements électriques et à moteur, quelques vêtements. Je vais voir le voisin, Tonton Vova : il habite en face. Tonton Vova me dit : « À tous les coups, ce sont les Gitans qui ont fait les cons, ce n’est pas la première fois. »

Zoubarev a sa datcha à Sagra, vit dans le village voisin d’Isset, possède un atelier de montage mécanique à Ekaterinbourg et a remporté, dans le passé, de nombreux championnats de karaté. Son langage est à la fois sportif et retenu, comme quelqu’un qui connaît la différence entre force et agressivité. Mais parmi l’ensemble des protagonistes de la bagarre nocturne près de Sagra, il est le seul qui possédait une pratique de l’emploi de la force.

Sagra, cette année, a effectivement été le théâtre d’une épidémie de cambriolages : ici, tout le monde en parle. Au printemps, beaucoup de résidents secondaires ont retrouvé leur datchas ouvertes : l’électroménager, les outils et les métaux disparus et, chez beaucoup, les chaudrons des banyas emportés. Les habitants de Sagra assurent qu’il s’agit d’un phénomène nouveau, et désignent de la tête la maison du Gitan, connu jusque-là sous le nom de Sergueï Krasnoperov. Il faut dire que les griefs de la majorité ne sont pas dirigés contre lui mais contre ses ouvriers-SDF Sergueï et Saïd, respectivement russe et ouzbèk. Ils sont arrivés dans le campement gitan récemment, et c’est précisément là qu’ont commencé les problèmes au village.

- Les Gitans ne font que les nourrir, ils ne les paient pas un kopeck, et voilà : ils gagnent leur pain comme ils savent, poursuit Sergueï Zoubarev. On est allés au commissariat de district : je ne sais pas ce qu’il y a écrit dans leurs rapports, mais nous, on n’a pas vu l’ombre d’un résultat concret. En gros, avec Tonton Vova, nous avons embarqué encore Serega Gorodilov et nous sommes allés au campement gitan pour mettre les choses au point. On a trouvé là-bas ces deux clodos et on a fouillé la remise, sans rien trouver. Là-dessus, Marina, la femme du Gitan, nous a rejoints : au début, elle a pleurniché pour le désordre mais ensuite, nous lui avons expliqué le fond du problème, et elle-même a reconnu qu’ils avaient plus d’une fois retrouvé l’un des deux clochards dans des potagers voisins. Bon, mieux vaut prévenir que guérir : nous lui avons mis une tape sur la nuque, et puis nous sommes repartis. Le lendemain, ils se présentent à ma porte à trois : Krasnoperov, le Gitan, avec un Russe et une femme. Je n’étais pas chez moi à ce moment-là, ils ont parlé avec Gricha, mon petit frère, il a 17 ans. Ce russe l’a menacé d’un couteau et ils sont partis. Quand j’ai appris ça, le soir, j’ai trouvé le numéro de Krasnoperov et j’ai téléphoné :

- C’est quoi ton problème ? Viens me voir, on va régler ça.

- Je ne discuterai pas avec vous. On n’a qu’à se retrouver quelque part, tu vas voir, je vais ramener une masse de gens.

- Ramène.

On s’est fixés rendez-vous à 16 heures le lendemain, mais ça n’a jamais eu lieu : d’abord, Krasnoperov est arrivé –allez savoir pourquoi- deux heures en avance, et il a été renvoyé. Ensuite, les habitants de Sagra se sont réunis et ont attendu trois heures à l’entrée du village, mais finalement personne ne s’est pointé.

- Bon, nous nous sommes dit que les copains avaient changé d’avis et s’étaient dispersés. Mais vers onze heures du soir, je reçois un coup de fil de Gricha : un ami à lui a aperçu, sur la route, une colonne de voitures avec des gens armés et se dirigeant vers nous. Je suis descendu à la cave, j’ai attrapé le fusil et les cartouches, j’ai appelé les autres et nous avons couru avec tous les gars au passage à niveau.

- Et pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ?

- On leur a téléphoné sur la route, le premier appel au commissariat a été passé à 23h06, nous avons le reçu de l’opérateur. « Et pourquoi vous ne nous avez pas prévenus dans la journée ? » Mais qui aurait pu deviner qu’ils venaient faire la guerre ? Nous pensions qu’ils voulaient seulement parler. Et quoi : il faudrait appeler la police à chaque fois qu’on a une conversation entre hommes, maintenant ?!

Sagra est une jolie petite ville-impasse, fermée de trois côtés par des collines, traversée, en ruisseau, par la rivière Oufa, et par les trains qui tracent en direction de Nizhniï Talig. Avant l’entrée, la route se sépare : tout droit – vers le village, à gauche – vers la maison du Gitan, qui vit à l’écart. Les assaillants assurent qu’ils se rendaient tranquillement chez Krasnoperov, quand les habitants du village leur sont tombés dessus. Mais cette version soulève une question : pourquoi allaient-ils tout droit vers le village, sans avoir bifurqué au passage à niveau ?

Le lendemain, l’histoire de cette nuit m’est contée par la sœur du Gitan de Sagra, Valentina Lebedeva, qui, naïvement, a déjà eu le temps de déclarer qu’elle figurait parmi les assaillants et même qu’elle avait organisé l’attaque, en téléphonant à son autre frère Ivan, en prison, qui lui a indiqué à qui faire appel. La principale différence réside dans ce que recouvre la « tape sur la nuque » donnée à l’ouvrier du Gitan, Sergueï Anichenko. D’après Lebedeva, il ne s’agissait pas du tout d’une tape sur la nuque, mais bien d’un passage à tabac en bonne et due forme, accompagné de menaces à l’adresse de tous les Gitans des environs, notamment les enfants, et exigeant même qu’ils quittent le village.

- En 1995, chez moi, on a tué tous mes enfants, tous les quatre, pleure Lebedeva, qui, cette fois, dit la stricte vérité : ils ont effectivement été tués, effectivement tous les quatre et effectivement en 1995 – lors d’un cambriolage. Quand les gens de Sagra sont venus nous menacer, je me suis souvenue de ces événements et j’ai couru chercher une protection : Dieu nous préserve qu’il arrive la même chose aux enfants de mon frère, eh oui : ils sont quatre aussi.

Vraisemblablement, la vérité sur la gravité du conflit qui s’est déroulé au campement tsigane se situe quelque part entre ce que dit Lebedeva et ce que raconte Zubarev. Du côté des forces de l’ordre de Ekaterinbourg, on est dans une terminologie tout à fait affectivo-euphémisante : donner un coup de pied aux fesses, attraper par l’oreille, envoyer des coups de poing. Tout cela, comme il se doit, peut facilement être multiplié par seize. Mais même si c’est le cas, cela ne justifie de toute façon en aucun cas le raid nocturne. C’est précisément là que l’on se retourne vers le Gitan pour demander : « pourquoi n’avoir pas appelé la police ?! »

Nous entrons dans l’habituelle baraque de campagne : chambre, cuisine, entrée, saleté, pauvreté, icônes pas chères qui encombrent tout le coin aux icônes. Le fait que cette famille tsigane était très religieuse, allait à l’église chaque semaine, avait même commencé de construire une chapelle pour tout le village est reconnu même par ceux qui ne leur veulent pas du bien, parmi les protagonistes de la bagarre. Et certains habitants de Sagra éprouvent carrément pour les Gitans une sincère sympathie. Les époux Konstantin et Alla Ochtchepkov, Russes, possédant une datcha à Sagra, nous ont organisé l’expédition dans leur maison. Pour quelle raison se sont-ils à ce point pris d’affection pour Krasnoperov ? Il s’agit simplement, semble-t-il, d’une protestation inconsciente contre la version simplifiée des faits qui circule depuis déjà deux semaines dans tout le pays.

- Regardez ce qui est écrit là : « la demeure du Tsigane se tenait à l’écart… » : Konstantin désigne l’éditorial du Bulletin municipal de Sagra – il n’y a qu’un seul mot de vrai là-dedans : « à l’écart ». Écrivez-le, vous au moins, que c’étaient des Gitans corrects, travailleurs !

À l’heure actuelle, le « Gitan travailleur » se trouve en détention provisoire, sous le coup d’une enquête pénale pour faux. Dans les conversations officieuses, les enquêteurs reconnaissent que personne n’a jamais été arrêté selon cet article, mais que, cette fois, décision a été prise de l’appliquer pour calmer la fureur des gens. Du reste, les trois participants les plus actifs du raid de banditisme, qui ont pourtant été arrêtés et même détenus, sont actuellement, on ne sait pourquoi, en liberté – prétendument pour raisons de santé. Il n’est pas exclu que soient organisées cette semaine, à ce propos, des actions de protestation de masse.

Krasnoperov n’a ouvert sa propre affaire que cette année : il a commencé d’abattre du bois de forêt – et c’est à ce moment-là qu’il a embauché les malheureux ouvriers-alcooliques. Qualifier l’affaire de « business » est extrêmement tiré par les cheveux, mais ça a suffi aux organes de maintien de l’ordre pour élaborer une « version économique » du conflit, qui fait déjà rire tout Sagra.

- Vous savez de quoi s’occupait ce Gitan ? De déblayer les arbres et broussailles sur un terrain adjacent aux voies de chemin de fer. 70 mètres à droite, 70 mètres à gauche. On y trouve parfois des arbres, mais ils ne sont utiles qu’à faire du charbon, s’amuse Tonton Vitya Gorodilov. Ça montre bien à quel point notre milice s’est éloignée des gens, pour soupçonner sérieusement que c’est au nom de ce « business » que soixante guerriers sont venus chez nous avec des armes.

Konstantin Kisselev est un politologue célèbre de Ekaterinbourg, le secrétaire scientifique de l’Institut de philosophie et de droit de la section Oural de l’Académie russe des Sciences et, simplement, un homme énergique. Il étudie beaucoup de choses, et par exemple les groupements d’intérêts et communautés locales. Il avance l’hypothèse selon laquelle les foyers d’activité citoyenne, dans la Russie contemporaine, naîtront précisément de tels groupements et absolument pas des mouvements politiques, qui se noient très rapidement dans leurs propres contradictions.

- Il n’y a aucune différence entre les habitants de Sagra et ces fameux amateurs de jeu Mafia, assure Kisselev. Simplement, les premiers sont liés par des intérêts communs, et les seconds par le simple fait du voisinage. Un problème est survenu : il y a eu une explosion politique. Regardez qui s’est fait sérieusement entendre ces dernières années, dans notre pays, sur la scène de la grande politique : les supporters, les automobilistes, les architectes-autodidactes, les habitants de Sagra, les souffleurs de bulles de savons.

- De bulles de savon ?

- Quoi, vous n’êtes pas au courant ? En avril de cette année, il est passé par la tête de nos autorités municipales d’interdire les défilés de bulles de savon. En réponse, près de 1000 personnes se sont réunies, même des gens pour qui la dernière bulle de savon remontait à vingt ans en arrière, soufflée à travers un brin de paille. La milice a été contrainte de céder, et le défilé a eu lieu. C’est précisément le trait distinctif de Ekaterinbourg : il est très difficile, ici, d’interdire quoi que ce soit. À peine avez-vous interdit quelque chose que vous voyez, immédiatement, une foule de gens s’unir, juste pour le principe. Leur position sera à peu près celle-ci : « Peut-être ne sommes-nous pas contre. Mais il faut nous demander avant ! »

Dmitriï Sokolov-Mitritch, Rousskiï Reporter
Traduit par JULIA BREEN
http://www.lecourrierderussie.com/2011/07/28/ekaterinbourg-mene-la-danse/
 
 
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