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Les enfants du paradis

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L’enfance de l’âme
17-06-2010

C’est peut-être là que commence l’âme russe, cette âme russe dont on nous rebat les oreilles. Dans ce long huis clos entre la mère et l’enfant qui dure plusieurs mois après la naissance et dont le père est absent. C’est peut-être là que commence la dévastation. Peut-être que si les enfants russes s’étaient sentis moins aimés, ils auraient moins besoin de détruire pour retrouver un royaume à jamais perdu. Peut-être. Voyons…

 

Enfants sous l’ancien régime

Katia a trois ans. Elle habite à la campagne, près d’une ligne de chemin de fer où passe un train par semaine. Par un beau matin d’été, Katia décide d’aller faire une petite promenade sur les rails. Un voisin aperçoit l’enfant, met fin à son expédition et la ramène à sa grand-mère. « Tu es devenue folle, la vieille ! », s’indigne-t-il. Tu n’es même plus bonne à veiller sur ta petite ! ». La grand-mère, pour prouver son zèle en matière d’éducation, se saisit d’une énorme bûche et s’apprête à frapper l’enfant. « Mais t’es encore plus folle que je l’imaginais !, s’exclame le voisin en lui arrachant la bûche des mains. Elle est encore toute petite, la gamine : c’est avec la verge qu’il faut la punir ! ».

Olga Kocheleva, historienne et spécialiste de l’histoire de l’enfance, précise que l’incident a eu lieu sous ses yeux, il y a dix ans, dans un village de la région de Smolensk. « Depuis, Katia a grandi, poursuit l’historienne. Il semblerait qu’elle soit devenue aussi encline à ce type de comportements colériques que sa grand-mère. » Des pratiques éducatives datant du Moyen Âge toujours en vigueur dans la Russie d’aujourd’hui ? « La perception de l’enfance en Russie a beaucoup évolué depuis l’époque féodale, répond Olga Kocheleva. Pourtant, il reste incontestablement, dans la société contemporaine, des vestiges de la culture archaïque, et la fessée en fait sans aucun doute partie. »

Les chercheurs indiquent que la grande majorité des enfants, dans la Russie médiévale, recevaient des coups de verge tous les samedis, quel qu’ait pu être leur comportement au cours de la semaine. « Dans les représentations des Anciens, les enfants, contrairement aux adultes, sont incapables de contrôler leurs désirs au moyen de leur volonté. Avant que l’esprit ne se développe et, avec lui, l’auto-discipline, la verge était censée jouer un rôle de frein », explique Olga Kocheleva. Dans les textes de la période, l’enfant est régulièrement comparé à un « cheval sauvage », un « navire instable » ou encore une flamme qui s’auto-dévore. Le péril, sans un ferme contrôle de l’extérieur, était perçu comme inévitable. « Aujourd’hui, beaucoup de gens pensent que les parents, au Moyen Âge, n’aimaient pas leurs enfants, se montraient cruels envers eux. Mais il s’agit d’un jugement anachronique et erroné. Les parents, au Moyen Âge, aimaient leurs enfants, mais d’une façon bien spécifique, précise l’historienne. Ils considéraient de leur devoir d’infliger des punitions, et avaient même le sentiment d’exprimer ainsi leur affection envers leur progéniture. En sévissant « une seule fois » par semaine, les parents considéraient qu’ils remplissaient leur mission et, le reste du temps, accordaient à leurs petits une liberté illimitée. Bien plus importante, affirment un certain nombre de chercheurs, que celle dont jouissent la plupart des enfants d’aujourd’hui.

Les jeunes Russes, à l’époque médiévale, ne connaissaient pas, à la différence des jeunes Européens, de discipline estudiantine, car l’école n’existait pas. « Le fait, qui frappait tous les visiteurs étrangers, a désolé des générations d’historiens russes, puis soviétiques, ajoute Olga Kocheleva. Certains se résignaient en considérant la Russie comme un pays arriéré et barbare. D’autres se mettaient à réécrire l’histoire de la Russie, en lui inventant une tradition scolaire. En réalité, les petits Russes apprenaient bien à lire et à écrire, mais de façon « privée » ». Les uns apprenaient leur alphabet avec leurs parents. Les autres recevaient l’enseignement de « maîtres vagabonds », paysans lettrés qui offraient leurs services à tous ceux qui le désiraient, moyennant une récompense modique. Leur art a été largement sollicité, comme en témoignent de nombreuses lettres sur écorce de bouleau datant du Moyen Âge, découvertes récemment dans le sol de Novgorod. L’analyse de ces sources tend à prouver que la majorité de la population de cette ville savait, à l’époque, lire et écrire, même les femmes et les gens de « basse condition ».

Les Russes souhaitant approfondir leurs connaissances fréquentaient les monastères, qui possédaient de très riches bibliothèques. Elles étaient ouvertes à tous ceux qui souhaitaient consulter les manuscrits anciens et s’entretenir avec les moines qui les étudiaient. Certains d’entre eux y restaient plus longtemps, apprenaient des langues étrangères et rédigeaient leurs propres oeuvres. C’est notamment le parcours qu’a suivi le célèbre bibliophile russe Epiphane le Sage, mort au XVè siècle, à qui nous devons les biographies de Serge de Radonège et de Théophane le Grec. La voie de l’instruction dans la Russie médiévale était donc accessible aux couches les plus larges de la population, mais exigeait un choix individuel, une volonté consciente, ainsi que le fait d’être prêt à abandonner son mode de vie habituel, à laisser parents et amis… Il fallait, en somme, être prêt à mourir à une vie pour renaître à une autre…

 

Après Pierre le Grand

La vie des enfants commence à évoluer, en Russie, à partir du XVIIe siècle. Les premières écoles font leur apparition sous le règne de Pierre le Grand. Les jeunes aristocrates voulant faire carrière se doivent de les fréquenter. On leur consacre des manuels de pédagogie, on leur apprend à se servir d’un mouchoir et à parler français, on crée pour eux des vêtements et des revues spécifiques. Parallèlement, on les enferme, de fait, dans un « monde de l’enfance » où n’existent ni le sexe, ni l’argent, ni la mort. L’enfant devient, dans la perception des adultes, une sorte de « table rase » sur laquelle ils sont libres de faire exister et de modeler toutes leurs projections.

Dans les écoles, les fils de boyards apprennent la médecine et la navigation, mais également une certaine idée de l’« honneur », individuel et « chevaleresque », jusqu’ici inconnue en Russie. « Le sentiment de sa propre dignité était considéré par la tradition orthodoxe comme de la superbe. Si cette dignité était atteinte, l’offensé devait, pour sauver son âme, pardonner à celui qui l’avait blessé, sans manifester aucune rancune ou aucun désir de vengeance, commente Olga Kocheleva. Celui qui faisait cas de son honneur et de sa dignité commettait le péché d'orgueil. » Tout au long du Moyen Âge, les Russes pensaient que l’honneur, comme la grâce divine, était attribué à la naissance à tous les êtres humains. Certes, le prince et les boyards en recevaient une part supérieure, mais leur responsabilité devant Dieu et les hommes était également plus lourde. L’honneur était une notion « collective » et n’avait pas la dimension individuelle qui le caractérisait dans la culture européenne. Les relations entre les individus, en Russie médiévale, étaient codifiées par des serments dont la violation était punie, ainsi que par une caution solidaire qui exigeait qu’une tierce personne payât pour le trompeur.

Pourtant, les Russes ont assimilé rapidement la conception de l'honneur « chevaleresque » et, s’ils peinaient encore à comprendre, sous Pierre le Grand, ce qui pouvait bien pousser les Français à se tuer en duel, ils s’adonnaient, un siècle plus tard, à cette pratique du réglement de comptes avec la même ardeur que les habitants de l’Hexagone. Avec l’introduction de la notion de l'honneur individuel dans la conscience russe, le caractère des punitions infligées aux enfants change également. Les codes des écoles russes se mettent à stipuler, à partir du XVIIe siècle, que la verge ne doit plus être destinée qu'aux élèves les plus vicieux. Pour corriger les autres enfants, il convient d’avoir recours à des « réprimandes » mais aussi à des actions « déshonorantes », censées provoquer chez eux un sentiment de honte. Ainsi, au XVIIe siècle, les étudiants du MGU qui se montraient insolents ou paresseux devaient occuper, au réfectoire, une table isolée ou encore s'habiller d'une chemise de paysan et saluer, dans cette tenue, leurs camarades à l'entrée de l'université. Avec l'apparition d'un système éducatif, la punition cesse, en Russie, d'être une affaire de famille. Désormais, l'État l'utilise pour former des sujets dociles et soumis. Dans les écoles pétersbourgeoises, à la même période, un manque de respect à l'égard du doyen est puni de quinze jours d'incarcération tandis qu'une offense commise envers un professeur n'en suppose que trois. Cette « grille » de punitions variant en fonction du statut de la « victime » devait inculquer aux jeunes Russes, dès l'âge le plus tendre, le sens de la hiérarchie et le respect des postes et des titres.

La transformation des fils des boyards en gentilhommes galants n'aurait pas été achevée sans la contribution des auteurs étrangers. Les tsars russes faisaient traduire de nombreux essais de moralistes allemands et français, dont la fameuse Éducation parfaite contenant les manières bienséantes aux jeunes gens de qualité et des maximes et des réflexions propres à avancer leur fortune, de Jean Baptiste Morvan de Bellegarde. L'ouvrage de ce père jésuite a été réédité deux fois sous le règne d'Elisabeth, devenant rapidement le livre de chevet indispensable des bonnes familles aristocratiques. À la différence des épîtres rédigés par des moines russes, l’oeuvre du Père de Bellegarde ne trace pas la voie du salut céleste, mais indique le chemin le plus sûr vers le bonheur sur terre. C’est d’ailleurs précisément à cette période que les Russes découvrent la notion de « bonheur » qui, jusqu’au règne de Pierre le Grand, leur était également inconnue. Pour le Père de Bellegarde, le bonheur est à rapprocher de l’idée du succès et les jeunes gens, pour y parvenir, doivent « garder toujours leurs intentions en secret », se créer un cercle d’amis proches et étudier de près le caractère et les penchants de leur souverain car « seul sous son spectre les gens peuvent connaître le bonheur suprême ». Dans son ouvrage, le Jésuite admet lui-même que ses conseils s’éloignent quelque peu des préceptes du Christ, suggérant à ceux qui s’en trouveraient troublés d’abandonner le commerce de la Cour pour aller s’isoler dans un monastère. Les conseils du sage de Bellegarde avaient d’autant plus d’écho qu’ils permettaient aux jeunes Russes d’emprunter une culture nouvelle sans avoir à renier celle de leurs ancêtres : devenir d’honnêtes hommes tout en s’imaginant rester de bons chrétiens…

Cependant, ces évolutions du système éducatif ne touchent en aucune façon les couches les plus modestes du corps social. Les paysans continuent, comme par le passé, d’élever leur progéniture d’après les modèles légués par leurs ancêtres. Ils ne sont nullement préoccupés par l’idée d’offrir aux enfants « un paradis sur terre » comme le font les aristocrates. Les jeunes paysans commencent de participer très jeunes aux tâches ménagères et aux travaux agricoles, et entrent très rapidement dans la vie adulte. Quand, au XIXe siècle, des intellectuels russes, inquiets face à « l’ignorance »  et à la « barbarie » du bas peuple, décident d’ouvrir des écoles dans les villages et de faire lire Pouchkine et Gogol aux petits paysans, les habitants des campagnes s’y opposent avec acharnement. Il n’est, pour les paysans, de littérature qu’hagiographique, et ils insistent pour que leurs enfants n’apprennent à lire que des livres saints. Quant aux sciences exactes et naturelles, ils les décrètent totalement inutiles. « À l’époque, les paysans ne considéraient pas l’instruction comme une valeur supérieure, souligne Olga Kocheleva. Cette vision des choses était propre aux intellectuels imprégnés des idées des encyclopédistes. Les populistes n’avaient pas conscience  de cette situation, pas plus qu’ils n’étaient capables d’apprécier la profondeur de la culture paysanne. Car, si les paysans russes ne consacraient effectivement pas leurs soirées d’hiver à la lecture des auteurs classiques, ils étaient dépositaires d’une culture orale dont nous avons peine à imaginer la richesse. C’est précisément ce mépris dont les intellectuels ont fait preuve envers les valeurs paysannes qui a conduit à l’échec du mouvement des populistes », conclut la chercheuse.

 

Bonheur pour tous

Les encyclopédistes en rêvaient, les communistes l’ont fait. Un monde où chaque enfant peut découvrir par lui-même ses penchants naturels et les réaliser avait été créé sur la planète soviétique. Pour s’en persuader, il suffit de visiter l’ancien palais des Pionniers, aujourd’hui centre de loisirs pour enfants, situé sur les monts des Moineaux, à Moscou. Vestige d’une époque révolue, l’établissement permet, jusqu’aujourd’hui, à des enfants de toute la Russie, de s’initier gratuitement au chant folklorique, à la photographie, à la natation, à la botanique, aux échecs ou au théâtre. Chaque ville d’URSS, chaque grand village, possédait alors son satellite du palais des monts des Moineaux – anciens monts Lénine. S’y ajoutaient les musées et théâtres pour enfants, les colonies de vacances et les jardins d’enfants. Des studios influents produisaient très régulièrement des films et dessins animés, que beaucoup de petits Russes contemporains continuent de préférer aux productions Disney. « En URSS, les enfants sont la seule classe privilégiée », aimaient à répéter les leaders soviétiques et, à en juger par le nombre de sites consacrés à l’enfance soviétique qui s’ouvrent tous les jours sur la Toile russe, le slogan comportait certainement une part de vérité.

« Les bolcheviques pensaient créer un modèle de société qui serait ensuite exporté, tôt ou tard, dans toute la planète, observe Boris Doubin, chercheur au centre Levada. Pour que le monde entier puisse vivre sous le communisme demain, il fallait en former les bâtisseurs dès aujourd’hui. D’où cette attention toute particulière du pouvoir soviétique envers les enfants. » Les créateurs du bonheur universel devaient, dans la pensée bolchevique, croire fermement à la cause communiste et s’y consacrer corps et âme. Pour les former, les autorités soviétiques ont ouvert dans chaque ville au moins une faculté pédagogique. « L’Union soviétique se figurait être une école d’échelle planétaire et une puissante usine. Tous ses citoyens étaient censés étudier, pour participer ensuite à l’industrialisation du pays. C’est ce qui explique que les deux professions les plus populaires et les plus valorisées en URSS étaient ingénieur et enseignant ».

Afin de créer le soldat idéal de demain, les autorités soviétiques tentent de l’extirper de l’influence « petite-bourgeoise » de sa famille et de confier son éducation aux organisations de jeunesse communistes. Le parti et son leader remplacent peu à peu, dans la conscience de l’enfant, le « Papa chéri », ce qui a eu, pour Doubin, les conséquences les plus néfastes sur la gent masculine en Russie. Un homme, en URSS, ne pouvait réaliser ses ambitions que s’il marchait main dans la main avec le Parti et s’il acceptait de se plier à son « contrôle amical ». La société ne lui donnait pas de possibilité légale de devenir acteur de sa vie, il n’était que l’exécuteur docile d’une volonté extérieure. Les hommes soviétiques voyaient leur champ de réalisation de soi se rétrécir pour finir par perdre définitivement, vers les années soixante/soixante-dix, toute trace de leur virilité d’antan. « À cette période, les hommes russes ont commencé à ressembler de plus en plus à de jeunes petits vieux, velléitaires et désabusés, ajoute Doubin. Certains se sont alors tournés vers l’activité commerciale clandestine, d’autres ont trouvé un second souffle dans la dissidence, tandis que la majeure partie d’entre eux ont tout envoyé balader, renoncé à l’ensemble de leurs aspirations et sont allés travailler comme balayeurs ou gardiens. ».

Des balayeurs et des gardiens. Voilà ce que sont devenus ceux qui étaient destinés à créer la société la plus juste au monde. Sortis de leur paradis artificiel de chants folkloriques et danses sur glace, les enfants soviétiques se retrouvaient dans une chambre vide et poussiéreuse avec des cafards sur les murs. Cette image de l’Union soviétique apparaît dans ses dernières productions cinématographiques consacrées au thème de la jeunesse et sorties à l’époque de la perestroïka. Qu’il s’agisse de Tchoutchelo, de Rolan Bykov, ou de Dorogaïa Elena Sergeevna, d’Eldar Riazanov, les jeunes n’y rappellent plus en rien les enfants aux joues vermeilles, grands sportifs et élèves appliqués des affiches des années trente. Ce sont de petits monstres sans dignité ni compassion, qui violent, traquent, torturent… « C’est le revers de la légende de l’enfance soviétique bienheureuse, commente Boris Doubin. Les Russes s’étaient contentés de créer un mythe et n’ont pas effectué, pendant ces soixante-dix ans, le travail nécessaire de réflexion et de remise en question que les adultes doivent aux enfants ».

« Le projet d’une enfance heureuse et isolée du monde des grands, né au siècle des Lumières, semble n’être plus d’actualité », résume Olga Kocheleva. La citadelle de l’enfance, aujourd’hui, en Russie comme ailleurs, voit ses portes bâiller et ses murs s’écrouler. Les petits portent désormais les mêmes vêtements que les grands, regardent les mêmes films et lisent souvent les mêmes livres. Quand ils les lisent. Autrefois, la culture « adulte » était enfermée dans une bibliothèque, et l’enfant, pour s’en approcher, devait traverser un champ d’études long de plusieurs années. Dans les siècles passés, l’enfance prenait fin quand un gamin ouvrait la bibliothèque de son père, y trouvait une encyclopédie médicale et en lisait quelques pages. Aujourd’hui, pour approcher la culture des grands, l’enfant allume un ordinateur et navigue sur internet. Dans le même temps, de plus en plus d’enfants devenus adultes préfèrent les mangas japonais aux encyclopédies médicales et sont prêts à dépenser des fortunes pour acquérir la figurine d’un personnage de leurs dessins animés favoris. La limite entre l’enfance et le monde des adultes existe-t-elle encore ? Certes. Mais elle passe sur des latitudes qu’il faudra encore longuement explorer.

 

Inna Doulkina

 

http://www.lecourrierderussie.ru/fr/magazine/?artId=5472

 
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