Le drame à Haïti le 12 janvier, avec son
cortège d'enfants meurtris, orphelins et abîmés, a ravivé les polémiques
récurrentes qui tournent autour de cette prise en charge particulière
qu'est l'adoption internationale. Elle permet à près de 40 000 enfants
de passer, chaque année, les frontières de leur terre natale, pour
exercer leur droit à vivre dans l'intimité d'une famille.
Mais
au-delà de cette spécificité haïtienne, c'est la question plus générale
de l'adoption internationale avec ses détracteurs et ses défenseurs qui
est posée : sa légitimité, son fonctionnement et son impact tant dans
les pays de provenance que dans les pays d'accueil.
Comme
l'énoncent plusieurs conventions internationales, l'adoption est une
mesure de protection de l'enfant, qui a le droit de grandir avec sa
famille. Si les circonstances l'en ont privé, il doit pouvoir bénéficier
dans son pays de naissance ou "dans un pays étranger, d'une adoption
comme moyen d'assurer ses soins nécessaires, si celui-ci ne peut, dans
son pays d'origine, être placé dans une famille nourricière ou adoptive
ou être convenablement élevé", article 21 de la Convention
internationale des droits de l'enfant de 1 989 (CIDE).
Avant le
séisme dévastateur sur les 300 000 enfants haïtiens accueillis dans des
structures diverses d'aide à l'enfance, en 2009, 1 300 sont partis à
l'étranger, principalement en France, au Canada et aux Etats-Unis pour y
être adoptés, pour y vivre et devenir des filles ou des fils de parents
qui les inscrivent ainsi dans une nouvelle histoire familiale et
nationale. Qu'advient-il de tous les autres ? Sont-ils condamnés au
statut d'orphelins à vie, dans une errance affective et morale ? Dans
des camps, avec le seul soutien d'un personnel souvent très dévoué mais
qui aura rarement la possibilité de les porter vers un avenir serein. On
sait que, bien avant l'adolescence, nombre d'entre eux iront rejoindre
la cohorte des enfants des rues.
A ceux qui recommandent de ne pas
agir dans la précipitation mais dans le souci du respect des lois, je
répondrai que les règles qui régissent l'adoption internationale sont
laborieuses et contraignantes. A Haïti, par exemple, quinze étapes de
procédure doivent être franchies pour enfin obtenir le visa d'adoption à
l'ambassade de France, qui autorise l'enfant à rejoindre légalement son
nouveau pays. Les délais pour ce sésame varient de quelques mois à
plusieurs années. Compte tenu de ces parcours, on peut estimer que le
temps de la réflexion est offert aux parents et aux institutions pour
juger de la pertinence et de la validité de la démarche engagée.
L'enfant
pendant ce temps se trouve dans un no man's land affectif, vivant son
quotidien dans l'orphelinat, et, déjà engagé ailleurs, apprenant à
désigner avec des mots nouveaux ou oubliés, comme "papa" ou "maman", des
visages imprimés sur papier glacé. On sait que plus l'enfant grandit
plus il aura de difficultés à guérir des séquelles de ces traumatismes.
Il est donc vital d'accorder le temps de la justice à celui de l'enfant
en accélérant les procédures sans les dénaturer, après que les
apparentements ont été décidés.
Ce phénomène a toujours généré des
débats passionnés. Il est vrai qu'il interpelle les sociétés par la
mixité qu'il entraîne, il s'inscrit aussi comme une des conséquences de
l'internationalisation des échanges. Le droit de l'enfant à avoir une
famille est reconnu au-delà des frontières qui l'ont vu naître, en
conformité avec l'intérêt supérieur de l'enfant - ouvrant ainsi depuis
1989 un espace juridique transfrontalier spécifique au monde de
l'enfance qui reconnaît l'universalité de son statut.
Pour
certains, le tribut de cet exil nécessaire pour trouver une famille
serait trop lourd, trop invalidant, puisqu'il amputerait les enfants
d'une partie de leur identité et favoriserait, de surcroît, un
comportement égoïste et prédateur des Occidentaux, qui continueraient
par ce biais à exploiter la misère du monde.
La stratégie
familiale, qui consiste à laisser partir un ou plusieurs enfants dans
l'espoir d'une vie meilleure, est un phénomène qui a toujours existé
même sous nos latitudes. La littérature des XIXe et XXe
siècles, Dickens en Angleterre, Maupassant en France, foisonne de
récits mettant en scène des parents qui confient ou abandonnent leurs
enfants.
Pour l'immense majorité des enfants recueillis, la seule
chance de grandir dans un espace qui prenne le temps de les aimer et qui
les inscrive à nouveau dans une appartenance affective et morale est
l'adoption, qu'elle soit locale ou internationale, conjuguant le désir
de parents de fonder ou agrandir une famille et le droit de l'enfant à
en posséder une. Aucun camp, personne du monde socio-éducatif, ne
remplacera le lien privilégié qu'entretiennent des parents avec leur
enfant.
Sous prétexte de quelques dérives répréhensibles, très
médiatisées, ne cachons pas la réalité de ces millions d'enfants qui
attendent et grandissent nourris et parqués sur leur terre natale, dans
des lieux sans âme et sans espoir. En Roumanie, de jeunes adultes se
retournent maintenant contre les autorités de leurs pays, les accusant
de les avoir privés de leur enfance en les gardant en otages depuis 2001
dans des institutions, en les empêchant d'être adoptés par des familles
étrangères. A l'époque, le pays s'était fermé à l'adoption
internationale pour mettre fin à la corruption qui sévissait aussi dans
ce secteur. L'adoption n'est pas une prédation, elle est la juste
réponse à la pire des solitudes, celle pour un enfant de grandir sans
personne à qui se lier.
Patricia Mowbray est
fondatrice de l'association Racines d'enfance, auteur d'"A comme
Adoption" (éd. Pascal, 2009).