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Les enfants du paradis

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Baba Yaga : sorcière schizophrène
08-11-2009

Les immenses forêts de Russie, tout enfant russe vous le dira, sont peuplées d’une multitude de créatures facétieuses, bienveillantes ou terribles. L’imprudent voyageur qui s’aventurerait sous leurs épaisses frondaisons ne saurait trop se méfier des pièges des Lechi, les lutins slaves, qui se feront un malin plaisir de l’égarer des années durant. La chance veuille qu’il ne croise l’horrible géant borgne Verlioka, car ce dernier n’en ferait qu’une bouchée. Et si, au détour d’un sentier minuscule, il apercevait une cabane en bois juchée sur de longues pattes de poule et pivotant sur elle-même, alors il reconnaîtrait sans hésitation l’antre de la redoutable Baba Yaga, d’où retentissent les paroles consacrées « Je sens l’odeur de la chair russe »…

 

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Baba Yaga est une des figures les plus célèbres de la mythologie slave, et un des protagonistes principaux des contes populaires. On la représente sous les traits d’une vieille femme hideuse, sorcière échevelée, dont l’une des jambes est un morceau de squelette. Parfois, elle rabat sur ses épaules les pans de son énorme poitrine affaissée. Tantôt elle vole sur un mortier ou un balai, tantôt elle repose étendue dans son isba qu’elle emplit entièrement, au point que ses jambes dépassent et que son nez perce le toît. Elle dispose habituellement de serviteurs et commande aux animaux sauvages. Quand sa cabane ne repose pas sur des pattes de poule, ce sont des bêtes féroces qui en forment les piliers. Elle est souvent entourée d’une palissade de pieux. Chacun de ces pieux est surmonté d’un crâne, sauf un, réservé au nouvel arrivant en sinistre message de bienvenue.

Baba Yaga est un personnage inquiétant mais ambigu. Certes le héros qui s’en approche risque sa vie, en particulier les enfants qu’elle menace de dévorer. Pourtant, bien souvent, il n’hésite pas à la rudoyer. Ainsi Ivan Dourak, autre personnage éminent des contes russes, s’adresse-t-il à elle en ces termes : « Qu’as-tu à crier, la vieille ? Avant de nous poser des questions, donne-nous à boire et à manger, puis tu nous conduiras aux bains. » Surtout, le passage par l’isba de Baba Yaga est nécessaire à l’accomplissement du destin du héros : par elle seule il peut accéder au monde des morts, pour en ramener sa fiancée, par exemple, et il trouve auprès d’elle des informations ou des objets indispensables. Il peut de la sorte réparer la perte subie par lui ou par sa famille. Une fois l’objectif atteint, il s’échappe le plus rapidement possible de chez Baba Yaga qui s’élance à ses trousses dans une vaine poursuite.

Si, en Occident, les sorcières font partie de l’imaginaire collectif, aucune ne se distingue en particulier, ne possède un nom et une personnalité aussi reconnaissables que ceux de Baba Yaga en Russie. La sorcière a inspiré des musiciens comme Moussorgski ou Stravinski, des peintres tels Roerich, des cinéastes ou encore des créateurs des célèbres dessins animés soviétiques qui font partie du patrimoine collectif de tous les Russes. Les contes russes sont ainsi devenus, en eux-mêmes, de véritables « lieux de mémoire ».

Baba Yaga à la loupe

La reconnaissance de leur valeur et de leur intérêt date du XIXe siècle, lorsque les premiers folkloristes, inspirés par les frères Grimm en Allemagne, entreprennent de recueillir les innombrables récits populaires. Le plus illustre compilateur russe fut un modeste employé des archives du ministère des Affaires étrangères, Alexandre Afanassiev (1826-1871). À partir des années 1850, il réunit plusieurs centaines de récits, parfois dans les villages, le plus souvent auprès d’autres érudits comme Vladimir Dahl, ou encore en s’adressant à la Société de géographie, dont certains membres avaient pris soin de relever des traditions de ce type au cours de leurs périples. La démarche d’Afanassiev, à l’instar de celle des Grimm, n’est pas exempte d’arrière-pensées nationalistes : il s’agissait pour lui de mettre en valeur le génie national russe à un moment où le français, devenu langue des élites, éloignait les Russes de leurs racines. Ses Contes populaires russes ont obtenu un immense succès et ne cessent d’être réédités. Afanassiev s’attache par ailleurs à faire émerger des contes les éléments enfouis d’une antique mythologie slave qu’il rattache aux autres traditions indo-européennes, au prix pourtant d’interprétations pour le moins fantaisistes.

L’école folkloriste russe s’est développée après lui de manière brillante, sans doute plus qu’en France où, malgré les travaux d’un Van Gennep, la discipline, coincée entre ethnographie et histoire, est toujours restée marginale et quelque peu suspecte comme tout ce qui touche au terroir. Au XXe siècle, une analyse approfondie et très novatrice des contes merveilleux a été menée par un professeur de Léningrad, Vladimir Propp (1895-1970). Dans un premier ouvrage, Morphologie du conte populaire, publié en 1928, Propp réfl échit aux structures communes aux différents contes, s’agissant à la fois des types de personnages (méchant, auxilliaire, donateur, etc.) et des séquences narratives – les « fonctions » – qui composent systématiquement les récits (interdiction, violation de l’interdiction, complicité…). En 1946, il publie Les racines historiques du conte merveilleux, où il réinterprète les contes à la lumière de l’anthropologie.

La figure ambivalente de Baba Yaga attire particulièrement l’attention de Propp. La forêt est une représentation universelle, lieu de mystères et de danger. Par elle, l’homme entre en contact avec l’autre versant du monde, celui des défunts. Plusieurs attributs de Baba Yaga, sa jambe de squelette ou les crânes qui entourent son isba, attestent ce lien avec la mort. Mais le passage par la forêt, et la visite à la sorcière – ou parfois à un animal qui remplit la même fonction – est incontournable. À travers une série d’énigmes ou d’épreuves, telles la privation de sommeil ou la mutilation d’un membre – généralement le doigt –, le héros accède à un savoir occulte et à des pouvoirs magiques. Baba Yaga est donc donatrice autant que destructrice. Propp voit dans ce passage obligé des contes la répétition, sous une forme atténuée ou déformée, des rites d’initiation des sociétés traditionnelles.

Les théories de Propp sont extrêmement séduisantes, bien que trop systématiques pour être toujours convaincantes. Quoique Levi-Strauss s’en soit nettement démarqué tout en leur rendant hommage, elles ont profondément inspiré l’école structuraliste française. Certains chercheurs ont aussi entrepris de rattacher Baba Yaga à d’autres divinités païennes. Mais quelle que soit son origine, et si tant est qu’il faille lui en trouver une, Baba Yaga reste un personnage immensément populaire. Inquiétante et grotesque à la fois, elle suscite ce mélange de rire et de peur qui est la plus grande jubilation de tous les enfants.

 

Paul Huetz

La grande spécialiste française du folklore et des contes populaires russes est Lise Gruel-Appert (voir son site www.gruel-apert.com). Elle a traduit de très nombreux contes du recueil d’Afanassiev, ainsi que l’ouvrage de Propp : Propp (Vladimir). Les racines historiques du conte merveilleux (Gallimard, Paris,1983).

 http://www.lecourrierderussie.ru/fr/magazine/?artId=4990

 
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