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Les enfants du paradis

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Bouben Baraban
24-10-2009

Une fois son diplôme en poche, ce Sibérien de 35 ans, trapu au regard perçant, est devenu l'un des espoirs du jeune cinéma russe. Son dernier film, Bouben Baraban, a séduit le public occidental. En août, il a obtenu deux prix au Festival de Locarno, celui de la meilleure mise en scène et celui du jury. Le public a aimé l'intensité dramatique du scénario, l'humanité des personnages.

Bouben Baraban raconte l'histoire de Katia, une bibliothécaire au salaire de misère qui, pour améliorer l'ordinaire, vole les livres de sa bibliothèque pour les revendre le soir aux voyageurs des trains de nuit. L'action se passe dans une petite ville minière désolée de la région de Toula (Centre), au moment de la transition économique de la fin des années 1990.

Tout va à vau-l'eau dans cette Russie qui a perdu ses marques. Les personnages sont pleins de duplicité. En fonctionnaire inflexible, Katia tance vertement un gamin qui fait des dessins obscènes sur les livres empruntés. Elle exige de la mère du polisson une amende exorbitante. Donneuse de leçons le jour, Katia devient voleuse le soir et partage le produit de sa rapine avec un policier de la gare.

Une idylle se noue entre cette quadragénaire rigide, confite en solitude, et un officier de marine, de passage sur ces terres désolées. Leur amour est de courte durée. L'amant ne peut supporter la révélation des manigances de Katia. Il a des principes. Pourtant lui aussi est un menteur. A la fin du film, on découvre qu'il n'est pas un officier, mais un filou recherché par la police. "Chacun des personnages ment à sa façon, chacun a ses raisons. Dans la vie aussi mentir est devenu plus confortable", explique Alexeï Mizguiriev.

Brillamment interprété par Natalia Negoda, actrice russe chérie du public dans les années de la perestroïka, le personnage de cette bibliothécaire voleuse de livres a fortement déplu en Russie. "Cette histoire sonne faux du début à la fin. Quelle bibliothécaire pourrait faire une chose pareille ?", s'insurge Lena, une Moscovite cinéphile.

Au panthéon russe, la bibliothécaire siège tout en haut, aux côtés de l'institutrice et du pope. Elle est l'âme de la gloubinka, la province éloignée. C'est auprès d'elle que l'on vient chercher conseil, demander de l'aide pour rédiger une lettre, s'épancher sur les difficultés de la vie.

La présenter sous les traits d'une voleuse a été vécu comme une provocation. Pour ne rien arranger, la bibliothécaire va même jusqu'à proposer à la vente les livres d'Alexandre Pouchkine, le héros national, le père de la langue russe !

Adolescent, Alexeï Mizguiriev n'aimait pas beaucoup les films. Sans doute parce qu'à Iourga, la petite ville minière du Kouzbass russe où il a grandi, le cinéma était l'attraction obligée des gamins de son âge. Que faire d'autre dans cette ville triste et poussiéreuse de Sibérie, à 3 522 km de Moscou ? Après la séance, pour tromper leur ennui, lui et ses copains se bagarraient, histoire de rester dans l'action.

En 1989, alors que le mur de Berlin s'effondre et que l'URSS s'ouvre au monde, le cinéma du bourg projette Il était une fois en Amérique. Le public de Iourga est subjugué. "Quand le mot fin est apparu sur l'écran, la salle était muette. Tout le monde est sorti en silence. Cette fois-là, pas de bagarres. Nous n'avions jamais rien vu de tel", raconte Alexeï Mizguiriev. A partir de là, l'idée de faire du cinéma ne l'a plus quitté. Formé à l'école prestigieuse du VGUIK à Moscou, il a fait son chemin.

Il n'en fallait pas plus pour déclencher l'ire des grands pontes du cinéma, Nikita Mikhalkov et Stanislav Govoroukhine. Le film "est bon pour l'intelligentsia occidentale qui est cent fois plus bête que la nôtre et ignore tout de notre réalité. Elle y verra ce qu'elle veut y voir, c'est-à-dire une Russie sauvage, inculte, agressive, un pays asiatique", a tonné Stanislav Govoroukhine depuis la Chambre basse du Parlement (la Douma) où il est député. Pour Nikita Mikhalkov qui remporta le Grand Prix du jury à Cannes en 1994 avec son Soleil trompeur, le film d'Alexeï Mizguiriev n'a rien d'une oeuvre cinématographique.

L'ancien ministre de la culture -Mikhaïl Chvydko&iuml-; leur a emboîté le pas. Lui aussi s'est offusqué du manque de respect envers le personnage sacro-saint de la bibliothécaire. "Les gardiens de musée et les bibliothécaires sont des gens hors du commun, bénis de Dieu. (...) Comme Stanislav Govoroukhine, je voudrais bien qu'un jour quelqu'un fasse un film honnête sur ces gens merveilleux, le plus souvent des femmes, qui sont, à mon sens, la fine fleur du genre humain", écrit début septembre l'ancien ministre dans la Rossiiskaïa gazeta, le journal officiel du gouvernement russe.

Alexeï Mizguiriev n'en a cure. Il ne fait pas des films pour plaire à l'establishment. "Mon film n'est pas un documentaire. J'ai voulu sonder les profondeurs de l'individu, montrer de quoi il est capable. Nous vivons tous avec des masques", explique-t-il dans le brouhaha d'un café moscovite. Installé dans la capitale depuis cinq ans, il a gardé un attachement particulier avec la province russe qu'il connaît bien mieux, dit-il, que ses détracteurs.

Le film a été tourné dans un bourg minier de la région de Toula, à 200 km de Moscou. A la fin des années 1990, les mines ont fermé. Le travail manque, l'eau n'est courante que quelques heures par jour. "Autrefois, les mineurs du coin étaient bien payés, ils avaient leur maison de la culture, leur théâtre. Aujourd'hui plus rien. Les gens prennent des bus à 4 heures du matin pour aller à Moscou travailler. La vie est partie", raconte le jeune provincial.

Il aime à se rappeler l'enthousiasme des habitants du bourg lorsqu'ils ont vu l'équipe de tournage débarquer. La vie reprenait. Au fond, ce jeune père de famille - il accorde une entrevue entre deux biberons à son bébé de 4 mois - n'est pas mécontent de la polémique que son film a suscitée. "Il faut un changement de générations", dit-il tout en évoquant Jean-Luc Godard et les autres de la Nouvelle Vague.

Lui, le petit gars du Kouzbass, dont le grand-père est mort à la mine, a pour ambition de montrer "la vraie vie". "Je veux que mes films prennent le spectateur par les tripes", insiste-t-il. Il n'est pas le seul. Avec lui, d'autres jeunes talents - en particulier Nikolaï Khomeriki et Vassili Sigariev - ont été révélés en juillet par le festival du film russe de Sotchi, le Kinotavr.

Tous trois dressent le portrait d'une Russie tourmentée, d'hommes et de femmes à la dérive. "Trop déprimant !", a fustigé la critique. Alexeï Mizguiriev y voit un bon signe : "Nous avons travaillé indépendamment les uns des autres pour arriver au même constat, c'est plutôt encourageant." La Nouvelle Vague russe est née.

Marie Jégo
 
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/10/01/alexei-mizguiriev-un-provincial-a-moscou_1247868_3476.html
 
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