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Les enfants du paradis

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Leur morale et la nôtre
27-05-2009
« Nous servons une cause juste. L’ennemi sera défait. Nous emporterons la victoire ». C’est ainsi que, le 22 juin 1941, Viatcheslav Molotov, ministre des Affaires étrangères, s’adressa aux citoyens d’Union soviétique. L’aviation allemande venait de bombarder Kiev et Sebastopol, et la grande guerre patriotique éclatait. Seuls cinq pour cent des Russes, aujourd’hui, la considèrent comme inscrite dans le contexte plus large de la deuxième guerre mondiale. Pour la majorité d’entre eux, il s’agissait, avant tout, d’une guerre proprement russe, « pour la survie de la Patrie ». A l’approche du 9 mai, chaque année, ils sont nombreux à orner leurs vêtements ou les antennes de leurs véhicules du ruban Saint-Georges, orange et noir, symbole de la Victoire. Les Russes, dans leur immense majorité, estiment que la levée du drapeau rouge au fronton du Reichstag, le 1er mai 1945, est le plus beau moment de l’histoire de leur pays, et supportent mal toute tentative de remettre en cause l’image glorieuse de l’Armée rouge et du soldat soviétique libérateur de l’Europe. Pourquoi, soixante-quatre ans après la fin de la guerre, sa représentation – largement idéalisée – reste-t-elle si immuable ? Le Courrier de Russie s’interroge.

Un journaliste se doit d’être objectif et impartial. Dans la mesure du possible. La tâche s’avère d’autant plus ardue quand elle touche à des thèmes sensibles. Mes questions commencent toutes, au début, par un « Les Soviéti-ques… » Et puis je me laisse emporter : — Mais nous, les Russes, avons-nous libéré l’Europe ou l’avons-nous envahie ? — L’histoire n’est affaire que de points de vue… Alexeï Miller1 regarde par la fenêtre, soudain pensif. Docteur en histoire moderne, chercheur à l’Académie des Sciences de Russie, il part demain pour un séminaire à l’EHESS à Paris et, aujourd’hui, me dresse un bilan de la deuxième guerre mondiale. « Les femmes allemandes, violées en masse par des soldats de l’Armée rouge, n’ont certes pas perçu les Russes comme des libérateurs. Les Estoniens non plus, qui luttaient pour leur indépendance. En revanche, les quelques Juifs qui ont vu s'entrouvrir les portes de leurs camps... si. » A la même question, Natalia Narotchitskaïa – chercheur en histoire et présidente de la section européenne de l’Institut de la démocratie et de la coopération – pousse un profond soupir. « Les pays qui se sont retrouvés, après-guerre, dans la zone d’influence soviétique, n’ont pas connu que des jours heureux. Pourtant, leurs citoyens n’étaient pas esclaves des Russes : ils vivaient leur vie, faisaient carrière, devenaient scientifiques, artistes ou militaires. Selon les plans d’Hitler, ils auraient tous dû finir à garder des cochons ou à faire le ménage, ne recevant d’instruction que celle qui suffit à lire les panneaux indicateurs et compter jusqu’à dix pour les besoins du travail à l’usine. Dans cette optique, établir un parallèle entre l’URSS et l’Allemagne nazie me paraît exagéré. »


Douloureuse remise en question

Pourtant, les historiens ne manquent pas, comme Boris Doubine, qui affirment l’existence de cette similitude. Pour lui, Staline est aussi responsable qu’Hitler du déclenchement de la deuxième guerre mondiale, et la marche victorieuse des soldats soviétiques sur les terres européennes n’est rien d’autre qu’une « occupation ». Chercheur au centre d’analyse politique Youri Levada et auteur de plusieurs ouvrages sociologiques, il décortique sans pitié le mythe de la « grande guerre patriotique »2. « Le premier à instrumentaliser la guerre fut Léonid Brejnev, en 1965, explique-t-il. Le secrétaire général du Parti mettait alors fin à une courte période de gouvernance collégiale en URSS, s’apprêtant à régner en maître absolu. Il avait besoin d’un symbole fort pour unir la nation, et la victoire de 1945 jouait ce rôle à merveille. » C’est là que l’image d’un soldat soviétique, chevalier sans peur et sans reproche, sauvant les enfants allemands et libérant l’Europe, commence à prendre forme dans la conscience soviétique. Des monuments aux combattants de l’Armée rouge se dressent dans tous les pays du bloc communiste et Aliocha, sur la colline des Libérateurs en Bulgarie, salue depuis ses onze mètres de haut son confrère berlinois. Au cours de cette période, la réalité de la guerre – avec son lot d’erreurs, de failles et surtout de souffrances – s’efface pour laisser place à un poème antique mettant aux prises l’intrépide Soviétique et le lâche et cruel Allemand. « Derrière cette image d’Epinal se cache la triste vérité du défilé commun des troupes allemandes et soviétiques, le 23 septembre 1939 à Brest, à l’issue duquel les officiers des deux armées s’échangeaient bière et cigaret-tes ; ou le désarroi de Staline pendant les premières années de la guerre et les millions de victimes de son incompétence et de sa folie », explique Boris Doubine, bras croisés sur la poitrine et note d’amertume dans la voix. Difficile d’en parler. Inacceptable, le souvenir de ces unités « de barrages » qui suivaient les troupes, avec pour mission d'exécuter quiconque refusant d’aller au combat. Ou de ces soldats chargés de lire les lettres des combattants et de dénoncer leurs plaintes à l’état-major. C’est après avoir osé comparer la collectivisation au servage, dans une lettre du front, qu’Alexandre Soljenitsyne fut envoyé au goulag.
« Chacun des pays qui a pris part à la deuxième guerre mondiale a de quoi avoir honte, assure Alexeï Miller, sur un ton conciliant. Les vainqueurs, qui avaient été les premiers à écrire l’histoire, furent contraints, par la suite, de réviser leurs partitions. La France a dû admettre avoir engendré plus de collaborateurs, plus ou moins actifs, que de résistants. La Grande-Bretagne a regardé d'un oeil nouveau ses aviateurs qui avaient brûlé vifs des civils allemands. Enfin, les Etats-Unis se sont posé la question du bien-fondé des massacres d'Hiroshima et de Nagasaki... La Russie, seule, refuse de faire son deuil et d’accepter l’idée que ses soldats ne furent pas tous des héros. »
« Des erreurs, des péchés même ont certes été commis, et il est de notre devoir de les reconnaître, consent Natalia Narotchnitskaïa. Mais cela ne doit pas remettre en question le fait que c’est bien la Russie qui a gagné la deuxième guerre mondiale, vérité que tant de gens, en Europe comme en Russie, tentent d’effacer ou de salir. » C’est pour dénoncer ces « calomnies » que l’historienne a décidé de publier, en russe et en français, la monographie Que reste-t-il de notre Guerre3. Dans ces pages, Natalia Narotchnitskaïa s’interroge sur les causes de ce qu’elle appelle le « malentendu » entre la Russie et l’Occident à propos du bilan de la deuxième guerre mondiale. « Aujourd’hui, un trop grand nombre de chercheurs européens estiment que cette guerre était une lutte entre « deux monstres » se disputant la domination planétaire, commente l’historienne. Cette conception, née en Allemagne dans les années 1970, vient d’une volonté de retirer à la Russie, devenue « empire du mal », sa légitimité historique de puissance ayant combattu Hitler et le fascisme, tout comme de débarrasser l’Europe occidentale du sentiment de culpabilité par rapport à la collaboration et à la Shoah ». Narotchnitsakaïa cite « l’enfant terrible » de l’historiographie allemande, Ernst Nolte, qui affirme que l’Europe n’a adopté les idées nationalistes que pour défendre son système libéral contre la menace de la Révolution mondiale, et que le fascisme n’est qu’un calque, inspiré du communisme soviétique. « Cette thèse contredit toute éthique intellectuelle, s’indigne l’historienne. Comment peut-on assimiler une doctrine qui puise ses racines dans une hérésie chrétienne et se donne pour mission d’apporter le bonheur à l’humanité entière avec une idéologie de retour au paganisme qui sépare les êtres humains en « supérieurs » et « inférieurs » ? Cette guerre, nous l’avons menée parce que notre Patrie était en danger. Mais aussi pour que les Français puissent rester français et les Danois, danois. » Pourtant, depuis Nolte, il est presque de bon ton en Europe, se désole Natalia, d’assimiler fascisme et communisme. « La majorité des citoyens européens et américains estiment que les Alliés ont combattu l’Allemagne nazie pour « la victoire de la démocratie », poursuit-elle. Leur combat se serait prolongé après 1945 jusqu’à ce que le deuxième démon totalitaire, l’URSS, expire enfin et laisse l’Occident apporter ses valeurs de morale et de justice au monde entier. On oublie pourtant trop facilement que cette émancipation s’est souvent faite depuis des bombardiers. »
La guerre « juste » est donc gagnée, depuis 1989, et pourtant l’Occident ne cesse d’exiger de la Russie le repentir. « Il faut se remémorer le discours de Georges Bush, en 2002, à l’occasion de l’entrée de la Lituanie dans l’OTAN, souligne Natalia Narotchnitsakaïa. Il déclarait alors : « Nous savions que les frontières provisoires tracées par les dictateurs seraient un jour effacées. Ce jour est arrivé. Il n’y aura plus de Munich ni de Yalta ». La conclusion paraît évidente à la chercheuse : il s’agit d’une interprétation de la deuxième guerre mondiale qui vise à dénoncer le traité de Yalta, à dévaloriser la signature de l’URSS et, dans la foulée, à revoir les frontières actuelles de la Russie. « C’est du révisionnisme historique ! », s’emporte-t-elle. Pourquoi, alors, un bon nombre d’analystes russes fondent leurs recherches sur une interprétation similaire ? « Cela ne m’étonne guère, réplique-t-elle. Ayant subi la forte influence des tendances nihilistes des années 1990, ils ont un mal fou à analyser les événements du point de vue des intérêts nationaux russes. »


Regard en arrière

Il faut se rendre à l’évidence : ces « sceptiques » ne constituent, en Russie, qu’un petit cercle d’intellectuels. La grande majorité des Russes partagent en effet les sentiments de Natalia Narotchnitsakaïa et, pour eux, la victoire de Mai 1945 est plus qu’un beau souvenir ou une page de livre d'histoire. Elle est une valeur fondatrice dans la construction de l’identité collective, toute première réponse à la question « Quel événement vous paraît-il le plus important dans l’histoire de la Russie ? ». Le deuxième, c’est « le vol de Gagarine », en 1961. Selon les experts du centre Levada, la « Victoire » et la « Terre » sont deux éléments constitutifs majeurs de l’idée nationale russe, deux figures inestimables aux yeux d’une immense partie de la population. Les Russes se projettent donc dans ces exploits d’une époque révolue. « En fait, ils ont à peine le choix, modère Boris Doubine. Cela fait un bon moment qu’il n’existe plus en Russie d’élite intellectuelle qui embrasse l’avenir et propose à la population une voie de développement à long terme. Les Russes ne savent à quel saint se vouer, à l’inverse, par exemple, de la période des premiers communistes qui prônaient la Révolution mondiale. On a, aujourd’hui, le nez dans le présent et la survie quand on ne s'adonne pas à la nostalgie d'un bon vieux temps imaginaire. » Il ne s’agit en aucun cas d’affirmer que les Russes rêvent d’un nouveau rideau de fer. Simplement, ils soupirent d’aise, se sentant unis et puissants quand, collés à leurs écrans de télé, une diva soviétique interprète les airs de leur jeunesse, ou qu’ils sortent dîner dans un nouveau restaurant « rouge » où le menu rappelle en tous points celui de leur ancienne cantine universitaire... « C’est du Passé que les Russes tirent leur force et leur inspiration, précise encore Doubine. Le présent est fade et l’avenir incertain, mais, il y a soixante ans de cela, ils ont sauvé le monde en abattant Hitler et le fascisme, et cette idée leur suffit à se sentir fiers d’être nés en Russie. »


Staline, un manager efficace

Les dirigeants russes paraissent enchantés de cet état de faits. Mieux, ils oeuvrent sans répit afin que la légende de la grande guerre patriotique ne perde pas de son éclat. A coups de chars du 9 mai sur la place Rouge, mais aussi de manuels scolaires bien peu critiques vis-à-vis du régime stalinien. « Le fameux manuel d’Alexandre Philippov4 expliquant que Staline n’avait été rien de plus qu'un dirigeant très efficace, nous ne l’avons jamais commandé, confie Tamara Eïdelman, professeur d’histoire à l’école 1543 de Moscou. Pourtant, nous l’avons reçu ! Et en quantité plus que suffisante. En revanche, personne ne m’a jamais obligée à l’utiliser. Il existe encore une dizaine de manuels certifiés sur lesquels j’ai le droit de baser mes cours. Il ne s’agit pas encore de censure. »

L’ouvrage en question, dans la plus pure tradition des manuels d’histoire soviétiques, pare la Russie de tous les atours d’une grande puissance au passé semé de dures épreuves, dont elle ressort immanquablement victorieuse et superbe. De nombreux universitaires accusent le manuel de réhabiliter purement et simplement le régime totalitaire, citant des phrases du type : « Les grandes purges ont contribué à créer une nouvelle classe de dirigeants, aptes aux tâches de modernisation dans les conditions du manque de ressources, fidèles au pouvoir suprême, parfaitement disciplinés. » « Que ce manuel ait été publié, c’est une chose, commente Alexeï Miller, dans un souci de mesure. Son auteur énonce une vision de l’histoire que l’on peut partager ou non et que, personnellement, je rejette en grande partie. Autrement plus alarmant est le fait qu’il y soit sans cesse fait référence sur les chaînes publiques, que l’on incite la communauté universitaire à l’applaudir et que l’on en bombarde littéralement les écoles. » « Le pouvoir actuel essaie de convaincre la population qu’elle vit dans un état fort, poursuit Boris Doubine. Le pari est de taille, vu le niveau de vie général assez bas ou la situation déplorable des armées. Pour atteindre leur objectif, les dirigeants exploitent les anciens attributs de puissance et, particulièrement, la victoire lors de la grande guerre patriotique comme un des plus évocateurs. Le symbole est d’autant plus commode qu’il justifie tous les abus du pouvoir. Staline a été certes cruel envers son peuple, mais, sans cela, l’Union Soviétique aurait-elle gagné la guerre ? La rhétorique est habile, qui se glisse progressivement dans tous les lieux d’instruction et d’information populaires, des écoles à la télévision en passant par la presse. »
Les Russes, eux, cherchent des réponses. Ils s’entassent dans les petites salles de Phalanstère5, feuilletant des ouvrages historiques aux titres interminables et auteurs inconnus ou viennent en masse assister aux conférences gratuites organisées par Bilingua6 sur l’histoire politique de l’Europe de l’Est ou la déconstruction du mythe de l’orientalisme. Ils créent des communautés sur Internet pour écrire l’histoire du Goulag en Sibérie ou des batailles oubliées de la deuxième guerre mondiale. Selon une étude du centre Levada, ils sont 30% à ne pas croire à l’histoire version officielle. « Les hommes ne peuvent plus se contenter d’une seule vision de leur histoire, conclut Doubine. Pour atteindre un peu de la vérité, les citoyens des différents pays doivent dialoguer sur leurs mémoires respectives, préciser des faits, confronter les interprétations. Cette voie nécessite un courage intellectuel certain, car les mauvaises surprises guettent au moindre tournant. Mais l’Histoire n’est pas une matière figée. Elle est complexe, dynamique et ouverte sur l’avenir. »

Inna Doulkina
 
http://www.lecourrierderussie.ru/fr/magazine/?artId=4513
 
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