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Les enfants du paradis

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L'héritage de Françoise Dolto
27-10-2008

Un dimanche au Jardin d'Acclimatation, près de Paris. Une vingtaine d'enfants sautillent cul par-dessus tête sur des trampolines. Sept minutes de récréation en apesanteur. Pas une de plus. Le temps écoulé, le responsable de l'animation intervient comme il se doit, chrono en main. Pas facile de dompter ces mômes montés sur ressorts. Quelques durs à cuire réclament en braillant « encore un tour ! » ou « deux minutes de rab parce qu'avec papa, c'est toujours comme ça ». La tension monte. Question de timing. Question d'éducation et de politesse aussi, mais les contraintes infligées au nom de la collectivité ne font pas toujours partie des nouveaux réflexes éducatifs. « Je vais t'offrir une glace », propose une mère en pleine négociation avec sa fille. A côté, un père a déjà attrapé son fiston par le bras. Fin des tractations. « Ils ne savent plus y faire avec les enfants », murmure une arrière-grand-mère en dodelinant de la tête.

Ces rébellions de bacs à sable resteraient anecdotiques si elles n'étaient l'écho d'une réalité plus grave propre à nos chères têtes blondes. A l'école et dans les familles, les problèmes d'autorité se multiplient. « Les parents ne savent plus répondre aux frustrations de leurs enfants », constate la psychiatre Catherine Rioult, qui voit un nombre croissant de parents consulter pour des caprices ou des crises de nerfs. « Beaucoup n'osent pas les affronter car ils ont peur que leurs enfants ne les aiment plus. » Didier Pleux, psychothérapeute et psychologue clinicien à Caen, auteur d'un deuxième pamphlet anti-Dolto publié ces jours-ci, va même plus loin : « Beaucoup d'enfants montrent des attitudes omnipotentes, un refus de toute contrainte, une volonté de contourner les adultes et les parents en particulier. »

Dans la famille contemporaine, classique ou non, l'enfant occupe une place centrale

Le malaise gagne l'école, où les instits se plaignent d'avoir face à eux des petits tyrans et des parents déboussolés, qui s'en remettent au corps enseignant pour éduquer leur progéniture tout en se mêlant des programmes. « Ils se déchargent sur nous, résume Virginie, qui enseigne en CM2 en région parisienne. Pour eux, l'école c'est très bien. » Mais la confiance a ses limites. Marie-Pascale, qui enseigne depuis trente ans à des classes de primaire à Dijon, se souvient encore avec stupéfaction de parents d'élèves qui s'étaient plaints d'un enseignant au motif qu'il ne donnait pas la parole en classe à leur enfant dès que ce dernier la demandait. « Pour eux, leur enfant est unique au monde et doit être traité comme tel », confie-t-elle, perplexe. Anne, qui enseigne en CE2 à Paris, a dû faire face à une rébellion de parents après une classe découverte : la visite d'une exposition sur l'histoire de la capitale aurait « angoissé » ces chers petits !

Tout le monde s'accorde à dire qu'en matière d'éducation, les parents d'aujourd'hui sont totalement désorientés. « Ils n'ont jamais été aussi perdus et seuls », affirme même le pédopsychiatre Stéphane Clerget. Selon un sondage publié il y a quelques jours *, plus des trois quarts (77 %) déplorent que leurs enfants soient « trop gâtés » et 71 % avouent qu'ils contentent « trop » les désirs de leur progéniture. Quel aveu d'impuissance !

Dans la famille contemporaine, classique ou non, l'enfant occupe une place centrale. Les Clara, Adrien, Chloé s'affichent sur les boîtes aux lettres, sur les interphones. Des voix enfantines babillent sur les répondeurs. On s'amuse de voir des minots se servir dans le réfrigérateur sans rien demander à personne. Peu importe les détails, disent certains, on les aime ces petits. On les gâte matériellement alors que les désirs de ces appétits insatiables sont attisés en permanence par une société d'hyper-consommation. Difficile de donner l'exemple quand les adultes sont eux aussi soumis à cette surenchère de biens. Les magazines people n'hésitent plus à exposer les anniversaires des babies stars d'Hollywood : 65 000 € payés par Tom Cruise et Katie Holmes pour le deuxième anniversaire de leur fille unique Suri. Chouchouter est plus simple qu'éduquer. Pourtant aimants et pleins de bonne volonté, les parents ont du mal à tenir leur rôle d'éducateurs.

Les spécialistes répandent la bonne parole sur les plateaux télé

Se sentant ignorants et incompétents, ils lorgnent du côté des librairies, où les livres de conseils aux parents occupent des rayons entiers (lire page 58), de la télévision ou encore d'internet, à la recherche du mode d'emploi leur permettant de comprendre le fonctionnement d'un enfant qui, par nature, n'accomplit pas forcément spontanément ce qui lui est profitable. C'est l'ère nouvelle des coachs, des stages de « guidance parentale », des conseillers publics. Alors que les cabinets des pédopsychiatres font salles d'attente combles, les spécialistes répandent la bonne parole sur les plateaux de télévision. Ainsi Marcel Rufo décrypte-t-il chaque dimanche, dans « Le mieux c'est d'en parler » sur France 3, le comportement des familles en crise. Le pédopsychiatre marseillais assure vouloir pratiquer « comme Dolto une vulgarisation non vulgaire ». Tout change, rien ne change ?

Pas sûr, à regarder le succès de « Super Nanny », l'éducatrice en tailleur noir et lunettes de mère fouettarde, devenue en trois ans la guérisseuse cathodique à imiter. En 2005, la production de l'émission diffusée sur M6 recevait plus de 200 appels de demandes d'intervention par semaine ! « J'enregistre toutes ses émissions et quand mes enfants sont insupportables, je leur inflige une séance de Super Nanny. Souvent, la seule menace suffit à les calmer ! », se targue Véronique, mère de famille bobo de trois pré-ados.

Et si, paradoxalement, le désarroi des parents venait de ce qu ils font tous du Dolto, même sans le savoir » ? C'est la thèse de Didier Pleux, qui éreinte la papesse de la psychanalyse des enfants dans Génération Dolto (Odile Jacob). « Si l'enfant a pris le pouvoir, c'est que les parents ont démissionné, parce que l'éducation a été psychologisée », affirme-t-il, dénonçant une « méthode qui implique un mode d'emploi psychanalytique ». Chez Dolto, ajoute-t-il, « l'autorité parentale est toujours soupçonnée, c'est le formatage ». Un à un, Didier Pleux déboulonne les grands préceptes doltoïens : le langage comme base de toute l'éducation, le « parler vrai » aux enfants, l'impérieux devoir d'autonomie, l'inutilité des habitudes, la prise en compte permanente des désirs de l'enfant, devenu l'objet de toutes les attentions... « Peu à peu, le parent disparaît », affirme-t-il.

Sans aller jusque-là, un grand nombre de spécialistes de l'enfance estiment aujourd'hui que la psychologisation de l'éducation est allée trop loin. Sans renier Dolto, dont il encense l'apport thérapeutique, Stéphane Clerget a observé que « les parents oublient souvent d'être des parents et se transforment en psys de leurs enfants : ils prennent ici ou là des recettes, des trucs qu'ils appliquent sans être toujours naturels ou cohérents. » Par exemple, dit-il, « ils disputent leur enfant puis font machine arrière, parce qu'il ont lu que ça ne se faisait pas et ils s'excusent. Ou ils discutaillent à propos de tout avec leurs enfants. »

Mais pour ce pédopsychiatre, la « doltomania » n'explique pas tout. Règne de l'enfant désiré, multiplication des divorces et des familles monoparentales, éloignement des grands-parents, emplois du temps surchargés, stress... ne rendent pas la tâche des parents aisée. « Autrefois, il y avait un mode unique pour élever ses enfants. Aujourd'hui, avec l'éclatement des familles, il n'y a plus ce filet parental, ce lien avec les autres générations. Et la pression est énorme. »

L'époque est révolue où les outils pour penser la société fonctionnaient sur plusieurs siècles. Tout s'est accéléré. Les années 60-70, telle une centrifugeuse, ont filtré le passé, broyé « l'antique morale humaine » de Jules Ferry, mélangé sans discernement autorité et autoritarisme. Des bouleversements rapides et profonds ont blackboulé les valeurs dites rétrogrades au profit d'autres comportements prétendument plus modernes, mais porteurs de bien des désillusions. « Et moi, et moi, et moi », chantait Dutronc en 1966. Mais dix ans, plus tard, Souchon entonnait Allô maman bobo ! Affranchis de leur appartenance à la patrie, à l'Eglise, à la famille, les parents des années 2000 déchantent. « Nul ne sait plus les choses de façon sûre », affirme Julie Costa-Gavras, réalisatrice de La Faute à Fidel (2006). Modelés dans la glaise de l'héritage de 68, les nouveaux chefs de famille se sont trouvés confrontés à la difficulté d'inventer un nouveau mode d'éducation.

« La grande nouveauté, explique Catherine Dolto-Tolitch, fille de Françoise et gardienne de la mémoire doltoïenne, est que les parents d'aujourd'hui élèvent leurs enfants pour un monde qu'ils ne connaissent pas, car jamais une société n'a changé autant en si peu de temps. »

A ses yeux, pourtant, l'héritage Dolto n'a pas pris une ride. « A une époque où les parents devenaient de plus en plus immatures et infantiles sur le plan affectif, ils ont pris dans son discours ce qui les arrangeait. Il était plus facile d'entendre déculpabiliser que responsabiliser. On a dit Dolto, c'est laisser tout faire aux enfants, mais jamais elle n'a dit cela ! On a dit parents et enfants sont égaux, là encore c'est une mauvaise interprétation. Elle considère les uns et les autres à égalité de valeur humainement, mais pas en symétrie. Sa pensée reste totalement moderne. »

A l'évidence, Françoise Dolto a révolutionné pour longtemps les rapports enfants-parents. Nul ne conteste plus que l'enfant apparaisse d'emblée comme un membre à part entière du genre humain. Faut-il la rendre responsable pour autant d'avoir favorisé plus ou moins volontairement l'émergence de l'enfant roi ? Pour la pédiatre Edwige Antier, de multiples contresens ont conduit nombre de parents à mal utiliser « l'alphabet universel doltoïen ». Explications : « On a confondu le courant post-soixante-huitard et Dolto. Les limites, elle les mettait en accompagnant l'enfant dans son développement. Elle essayait toujours de comprendre sans tout permettre. »

Dans cet épais brouillard, à chacun sa méthode. Les réussites, heureusement majoritaires, sont souvent fondées sur le bon sens, l'écoute et la disponibilité. Mais les pères et mères « défectueux » se prennent leurs erreurs en pleine figure. La moindre faute les culpabilise. « Les parents ont un sentiment de toute-puissance à l'égard de leur enfant, explique Stéphane Clerget. Ils ont l'impression qu'ils peuvent intervenir sur tout, et du coup se sentent responsables du moindre échec. »

Leur seule priorité ? Faire le bonheur de leur enfant maintenant. Et plus tard ? Dans son Manifeste pour une enfance heureuse (Marabout), Carl Honoré évoque une ère de l'hyper-parentalité où l'enfant, victime paradoxale des soins dont il est l'objet, est soumis à des angoisses et à une pression sans précédent. « On voit énormément d'enfants angoissés, stressés, tellement désireux de faire plaisir à leurs parents », confirme Virginie, professeur des écoles en région parisienne.

Et si l'enfant roi n'était finalement qu'un enfant bousculé .

L. H. ET S. R.
24/10/2008

http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2008/10/25/01006-20081025ARTFIG00113--la-fin-de-l-enfant-roi-.php

 
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