Skip to content

Les enfants du paradis

Narrow screen resolution Wide screen resolution Auto adjust screen size Increase font size Decrease font size Default font size
Accueil arrow Eternelle Russie arrow Politique arrow «La Russie préfère être crainte qu’être aimée»
«La Russie préfère être crainte qu’être aimée»
21-09-2008
La crise russo-géorgienne, bien que restée militairement limitée, a eu un effet majeur sur les relations internationales. Pour la première fois depuis la chute du Mur en 1989, Moscou a employé la force contre un Etat voisin, obligeant les Occidentaux à s’interroger sur leur politique face à une Russie qui est à la fois un quasi-adversaire, un concurrent redoutable et un partenaire obligé.
Spécialiste reconnu des relations internationales, Pierre Hassner, 75 ans, est directeur de recherche émérite au Ceri (Centre d’études et de recherches internationales) de Sciences-Po. Philosophe de formation, ce chercheur d’origine roumaine, qui fut l’élève de Raymond Aron, est auteur de nombreux ouvrages. Dernier paru : Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, avec Gilles Andreani, aux Presses de Sciences-Po. L’intervention russe en Géorgie représente-t-elle un tournant dans les relations entre Moscou et les Occidentaux ?

Il est évident qu’une nouvelle période s’ouvre avec la Russie, désormais considérée à nouveau, non seulement par les Américains mais aussi par les Européens, comme une puissance qui n’hésite pas à utiliser sa force. Je ne crois pas pour autant qu’il s’agisse d’un tournant historique, ni que ces tensions entre les Occidentaux et Moscou vont dominer les relations internationales comme la rivalité Est-Ouest avant la chute du Mur. Il ne s’agit pas non plus d’une nouvelle guerre froide, même si cette crise a aussi des aspects idéologiques. Les Russes dénoncent, comme avant 1989, la pénétration occidentale et les manœuvres de la CIA. Les révolutions de couleur des ex-républiques soviétiques pour se dégager de l’emprise russe - la «révolution des roses» de Mikhaïl Saakachvili en Géorgie en 2003, la «révolution orange» de Viktor Iouchtchenko en Ukraine en 2004 - ont représenté pour Moscou, comme le souligne le chercheur bulgare Ivan Krastev «un choc équivalent à celui du 11 septembre 2001 pour les Etats-Unis». L’adoption par leurs anciens vassaux du modèle occidental représente pour les autorités russes une menace sur le plan intérieur. Elles craignent la contagion. En outre, se présenter comme une forteresse assiégée permet aussi au régime de justifier un autoritarisme croissant. Comme le rappelait l’Américain George Kennan, qui fut dans l’après-guerre le théoricien du containment contre le communisme : «La Russie ne connaît ses voisins que comme vassaux ou comme ennemis.»

N’y a-t-il pas aussi une dimension idéologique par le fait qu’aujourd’hui certains pays, comme le Venezuela de Chávez ou le Nicaragua, appuient Moscou par antiaméricanisme ?

De fait, le monde entier est aujourd’hui à des degrés divers antiaméricain sauf Israël et les ex-pays de l’Est, notamment la Pologne et les pays baltes. Cela ne signifie pas pour autant un retour à l’époque de la «guerre froide». Des chercheurs américains néoconservateurs comme Robert Kagan assurent à la fois que l’on est revenu au monde d’avant 1914 - celui des rivalités de puissance, mais que, comme déjà à l’époque, ces conflits d’intérêts se doublent d’une dimension clairement idéologique, opposant les pays du capitalisme libéral d’une part, et ceux d’un capitalisme autoritaire de l’autre. C’est une autre manière de réintroduire l’idée d’une division du monde en deux blocs. Cela ne me convainc pas sur le plan historique, d’autant que les alliances de 1914 unissaient par exemple la Grande-Bretagne et la France aux côtés de la Russie autocratique. En outre, pour parler de la situation aujourd’hui, je ne vois aucune unité dans ce qui serait le camp du capitalisme autoritaire. La Chine et la Russie sont en rivalité, et il suffit de voir aussi la froideur avec laquelle Pékin a accueilli la reconnaissance par Moscou des indépendances de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud aux dépens de la Géorgie.

Vladimir Poutine tente-t-il de reconstituer l’empire ?

La Russie poutinienne s’inscrit clairement dans une continuité historique… Beaucoup ont cru pendant des années que ce pays avait vraiment accepté la fin de l’URSS actée en 1991 par Boris Eltsine, et qu’un partenariat stratégique, fondé sur l’idée d’intérêts commun et de complémentarité, pourrait aller sereinement de l’avant. On voit maintenant que le nouveau pouvoir russe n’accepte pas cet état de fait. Il aurait suffi de prêter plus d’attention à ce que disait déjà ouvertement Vladimir Poutine en 2005 à Berlin : «La dissolution de l’URSS est la plus grande tragédie géopolitique du XXe siècle, celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur, celui qui veut la reconstituer sous sa forme d’avant n’a pas de cervelle.» Mais il expliquait déjà depuis plusieurs années que celui qui n’avait pas de cervelle «est celui qui veut la reconstituer sous sa forme d’avant». Poutine revendique tout à la fois l’héritage de la Russie éternelle et de l’Union soviétique. Dans cette logique, la figure de Staline est aujourd’hui en passe d’être en partie réhabilitée dans les manuels scolaires : il a certes commis d’immenses crimes, mais c’était pour la grandeur de la Russie. A raison, des pays comme l’Ukraine ou la Moldavie se sentent maintenant menacés. Il y a une claire volonté du Kremlin de prendre sa revanche pour les humiliations subies depuis 1991 et la population russe dans son écrasante majorité est ravie de voir que leur pays compte à nouveau sur la scène internationale. Dans les pays de l’Est, l’effondrement du communisme avait été vécu comme une libération nationale. Pour les Russes à l’opposé, cela a signifié la fin de leur rôle dominant, la marginalisation de leur pays et un chaos économique, notamment pendant l’ère Eltsine qui leur a fait regretter le passé.

Dans cette crise avec la Géorgie, la Russie a-t-elle gagné ?

Je pense que oui, et en tout cas les Etats-Unis comme l’Europe ont, eux, clairement perdu. Ils ont déversé des flots de parole pour dénoncer ce qui se passait et affiché leur solidarité avec Tbilissi, mais ils n’ont rien pu ou voulu faire. Même si la Géorgie avait déjà commencé son processus de pré-adhésion à l’Otan, les Occidentaux n’auraient pas pour autant déclenché une guerre mondiale pour la Géorgie. La crédibilité de la dissuasion américaine a pris ainsi un nouveau coup après l’Afghanistan et l’Irak. C’est aussi celle de l’Otan qui est aujourd’hui dévaluée. Au début, tout comme les autorités françaises et allemandes, j’étais plutôt réticent sur une future intégration au sein de l’Otan de la Géorgie et de l’Ukraine. Après le bras de fer avec Moscou de cet été, beaucoup ont pensé que l’on ne pouvait accepter le fait accompli russe et qu’il faudrait au contraire accélérer l’entrée de Tbilissi dans l’Otan. Mais les doutes restent. L’ancien ministre britannique des affaires étrangères David Owen écrivait crûment ces derniers jours : «On ne va pas faire une guerre chaude pour éviter une guerre froide et c’est très dangereux de mettre ces pays au sein de l’Alliance.»

Et les Européens ?

Certes, Nicolas Sarkozy, en tant que président en exercice de l’Union pour ce semestre, a réagi rapidement et s’est rendu dès le 12 août à Moscou. Mais cela a été fait avec précipitation, comme en témoignent les nombreuses ambiguïtés du plan de paix négocié avec Poutine et Medvedev, qui, par exemple, ne mentionne pas l’intégrité territoriale de la Géorgie. Le président français a eu en outre des propos très malheureux en affirmant qu’il était légitime que la Russie se préoccupe des droits des russophones hors de ses frontières. Il n’en reste pas moins que l’Europe a réussi à rester unie, ce qui n’avait pas été le cas en 2003 lors de la guerre en Irak, et à parler d’une seule voix. Mais elle n’est pas bien forte… On a enjoint à la Russie de retirer toutes ses troupes de Géorgie (hors Abkhazie et Ossétie du Sud) avant le 10 octobre… Si elle ne le fait pas, les «27» vont répéter cette mise en demeure et geler les négociations pour un nouveau partenariat stratégique dont ils sont les premiers bénéficiaires… C’est bien peu. On ne parle plus de sanction parce qu’on ne peut pas les mettre en œuvre par crainte de rétorsions, en raison de la dépendance énergétique de nombre pays de l’Union pour le gaz et le pétrole russe. Afin d’éviter que l’Ukraine ne connaisse le sort de la Géorgie, on évoque une future perspective d’adhésion pour Kiev. Je ne crois pas que cela impressionne vraiment les Russes. Un slogan fait depuis un an ou deux fureur à Moscou : «America down, Russia up, Europe out !» Je crains que cela ne change guère, même si j’espère me tromper.

Mais la Russie ne risque-t-elle pas maintenant de subir les contrecoups en termes d’image de son affichage de force ?

La Russie estime probablement, comme Machiavel, qu’il vaut mieux être craint qu’aimé… Elle a montré qu’elle n’hésitait pas, quand il le fallait, à recourir à la force armée. Tout le monde se le tient pour dit, notamment dans ce qu’elle appelle son «étranger proche». Des pays comme l’Azerbaïdjan, qui étaient entre deux - alliés des Américains pour les hydrocarbures, mais ménageant les Russes -, seront encore plus prudents vis-à-vis de Moscou. Au moins à court terme. A plus long terme le précédent de la reconnaissance par Moscou des indépendances proclamées unilatéralement par l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud risque de créer des problèmes aussi bien aux alliés de Moscou qu’à l’intérieur même de la Russie en attisant les revendications des minorités. Certes avec cette crise la nouvelle respectabilité russe sur la scène internationale en a pris un coup… La Bourse est tombée, tout comme le rouble. Et si l’Europe est dépendante des hydrocarbures russes, la Russie a besoin de la technologie occidentale. Il y a donc la réalité de cette interdépendance. Même les plus «faucons» des Américains, qui pourraient être tentés de considérer la Russie quasiment comme un Etat voyou, ne peuvent faire grand-chose contre un pays qui a l’arme nucléaire et le pétrole. Aujourd’hui, la Russie, comme d’ailleurs la Chine, constituent tout à la fois des quasi-adversaires idéologiques, des concurrents redoutables et des partenaires indispensables.

S’agit-il du commencement de la fin de l’hyperpuissance américaine ?

Les Etats-Unis ne sont plus, en tout cas, la seule superpuissance sur la scène mondiale. S’ils restent très importants et dominants, il leur faut désormais manœuvrer, diviser, en un mot faire de la politique. Après la chute du mur de Berlin en 1989 et jusqu’en 2001, il y a eu l’illusion d’un nouvel ordre mondial et de sécurité collective fondé sur l’ONU. En même temps, c’était la décennie de la toute puissance américaine. Puis il y eut les attentats du 11 septembre, l’intervention en Afghanistan où les Etats-Unis avaient encore un rôle leader, puis la guerre en Irak et l’enlisement. Il y a une prise de conscience de cette nouvelle donne, y compris parmi nombre d’intellectuels d’outre-Atlantique, mais malheureusement McCain et Obama continuent de marteler que la mission de l’Amérique est de conduire le monde. Bien sûr, il faut faire la part de la campagne électorale. J’ai le sentiment que John McCain ne comprend pas cette situation. Certes sur certains points il est lucide, et avant même la crise géorgienne il se moquait de George W. Bush et de sa phrase où il disait avoir regardé Poutine dans les yeux et vu son âme en clamant : «Moi, ce que je vois dans son regard, c’est le KGB.» Mais il croit avant tout à la force et comme le dit avec humour Stanley Hoffman : «Je n’ai pas vu de guerre qu’il n’aimait pas.» Barack Obama est, je crois, beaucoup plus conscient des choses. Il n’est pas dit que la nouvelle crise avec la Russie ne le favorise pas : les accents martiaux de John McCain inquiètent les Américains alors qu’au contraire Barack Obama, tout en restant ferme, admet qu’il faut aussi savoir négocier.

Comment se caractérise ce nouveau monde multipolaire ?

En premier lieu par son imprévisibilité. Pendant la guerre froide, il y avait des règles du jeu communément admises aussi bien par les Américains que par les Russes, et de claires lignes rouges : ainsi pendant la guerre du Vietnam, les Américains pouvaient bombarder le Nord mais pas l’envahir. Depuis des années, l’administration Bush a théorisé la guerre préventive, affirmant que face à certains dangers, il vaut mieux prendre les devants. Le président russe Dmitri Medvedev clame la nouvelle doctrine russe de sécurité en cinq points qui notamment affirme le droit de Moscou de protéger ses nationaux n’importe où. La Russie a en outre abondamment distribué ses passeports, aussi bien en Abkhazie et en Ossétie du Sud que dans l’ukrainienne Crimée ou la moldave Transnistrie. Et il a clamé le droit de la Russie d’intervenir «dans sa zone d’intérêts privilégiés». Washington comme Moscou estiment aujourd’hui être chacun le seul juge de quand et comment il peut punir un autre Etat. Cela ouvre la porte à tous les abus et de très dangereuses escalades. Un monde sans règles est nécessairement un monde beaucoup plus barbare. L’Union européenne qui est avant tout un soft power, a du mal à s’adapter à cette nouvelle donne pour devenir une Europe puissante, pour être un peu plus Mars et un peu moins Vénus, pour reprendre les catégories utilisées par le néoconservateur Robert Kagan. Mais cette nécessaire transformation est d’autant plus laborieuse que les Européens sont divisés sur le sujet. La différence est avant tout entre ceux qui pensent que le monde, et en premier lieu l’Europe, est sorti de la guerre, et ceux qui savent que l’histoire est tragique et qu’il peut y avoir des retours en arrière.

Il sera donc difficile d’élaborer de nouvelles règles communes ?

Bien sûr, d’autant que dans ce monde multipolaire, les pôles ne sont pas équivalents. Ceux-ci sont à la fois hétérogènes et interdépendants. Il y a en outre de nombreux acteurs non étatiques, puissances financières ou industrielles. Il y a le terrorisme : Al-Qaeda est aussi une puissance mais avec laquelle aucune forme de négociation n’est possible. Ce monde est beaucoup plus morcelé et transversal, alors que l’on évoque habituellement quatre grandes puissances mondiales - Etats-Unis, Russie, Union Européenne, Chine - auxquelles s’ajoutent des puissances régionales émergentes. Mais ce monde n’est pas similaire à celui d’avant 1914, et ce d’abord parce qu’il s’agit d’un monde transnational où les capitaux, y compris l’argent sale, circulent aussi vite que l’information. Un Etat, même une grande puissance, ne peut plus massacrer à huis clos. Il serait aujourd’hui inconcevable et inutile que les grandes puissances - le concert des nations, comme on disait il y a un siècle - se réunissent comme en 1878 à Berlin pour décider seules du partage des Balkans, ou plus tard de l’Afrique. Mais en même temps, il y a la conscience croissante d’intérêts globaux - économiques ou écologiques - concernant toute l’humanité qui peut limiter ce chaos.

Recueilli par MARC SEMO
QUOTIDIEN : samedi 20 septembre 2008
http://www.liberation.fr/actualite/monde/353231.FR.php
 
 
< Précédent   Suivant >